Par Elisabeth de Visme –
Est-il pertinent de porter un regard systémique sur les risques psychosociaux et leur prévention ? En quoi est-ce que cela peut nous aider à envisager des actions d’une prévention durable ? Je me limiterai ici à commenter trois notions de la systémique qui nous apportent un éclairage sur ce que sont les RPS et comment ils se développent : l’attention portée aux interactions, la régulation et la recherche de l’homéostasie.
Affirmons-le d’emblée : les risques psychosociaux au travail sont par nature systémiques. La première raison est qu’ils sont le produit de dysfonctionnements ou simplement d’incompatibilités, provisoires ou durables, entre des personnes et leur environnement de travail. Ce sont les interactions entre les individus et le système-entreprise qui se jouent au détriment des premiers : une charge de travail trop lourde pour nos épaules, des injonctions contradictoires ou qui télescopent nos modes de pensées ou nos valeurs, des changements qui dépassent notre capacité d’entendement, etc.
La pensée linéaire est inopérante pour comprendre les RPS et les prévenir, car une cause ne provoque pas un effet et un seul : le même rythme de travail n’a pas les mêmes effets sur toutes les personnes, la même demande du management n’est pas reçue de la même manière par tous les salariés de l’équipe. Et inversement, un effet observable n’a pas qu’une cause : parmi des salariés en état de stress, certains ont été plus sensibles au déséquilibre entre les demandes qui leurs sont faites et le temps disponible, d’autres aux interruptions incessantes dans leur travail, d’autres aux ordres contradictoires ou au caractère flou de leurs objectifs, etc.
Pour agir en prévention primaire (prévention durable : il s’agit d’attaquer les racines du mal, dans l’organisation du travail et les modalités managériales), il faut quand même rechercher des causes à éradiquer, car il est clair que certains facteurs auront des effets délétères sur de nombreux individus, même si leurs expressions sont variées : absentéisme (désengagement), turnover (fuite), conflits, comportements agressifs, troubles musculo-squelettiques (TMS), troubles anxieux, accident cardio-vasculaire, etc.
Mais le piège serait de considérer qu’en ayant réduit une cause, on arrangera tout ce qui en découlerait. Des salariés « font » un burnout dans des organisations qui imposent un rythme de travail intense mais aussi dans des environnements sans pression de charge excessive.
On aura en revanche plus de chances de prévenir le burnout, par exemple, qu’on aura pris en considération une combinaison de facteurs dans un environnement fait de plusieurs systèmes en interactions : côté organisation, une forte charge de travail, un manque de marges de manœuvre, des changements… ; côté management, peu de marques de reconnaissance, peu d’attention portée aux salariés, voire une attitude peu respectueuse ou abusive… ; côté salarié, une propension à s’engager fortement dans son travail, un perfectionnisme poussé, un plus grand besoin de reconnaissance…
Il est bien connu qu’éloigner un salarié en burnout de son travail, quand il n’a pas encore complètement décompensé, a des effets parfois très rapides : éloigné du système qui contribue à le rend malade, il reprend des couleurs, il revit. C’est bien donc que ce n’est pas l’individu qui pose problème, mais ses interactions avec son environnement.
Ainsi, une autre notion de la systémique nous aide à comprendre la variété des réactions des personnes : la notion de régulation. Eloigner une personne de son environnement de travail est une modalité de régulation (qui sauve la personne). Démissionner également. Il y en a bien d’autres et de natures différentes.
Les conflits dans les équipes en sont : ils peuvent avoir pour but (inavoué bien sûr) de préserver le système en l’état – même s’il est défaillant. C’est la recherche d’homéostasie, c’est-à-dire la conservation de l’équilibre du système, pour préserver la survie de celui-ci.
Prenons l’exemple d’une organisation dans laquelle on a réduit les effectifs et où la charge de travail est devenue insupportable. Pour réguler cette situation, les salariés pourraient se tourner vers l’employeur pour lui demander de mettre en place une organisation tenable (réduire la charge, mettre en place des outils de travail plus efficaces, réduire les contraintes), ou, si la discussion est impossible, se mettre en grève (provoquer un chaos éventuellement salutaire). Mais si ces voies de la régulation ne sont pas envisageables (menaces plus ou moins explicites sur l’emploi, par exemple), un effet possible est que les salariés retournent leurs frustrations vers leurs interrelations. Ainsi, le système-entreprise est préservé (avec son effectif, ses outils, son mode de management), et ce sont les salariés qui en font les frais. On fustigera les comportements des uns ou des autres, on identifiera éventuellement des fautifs, en occultant les motifs organisationnels de cette situation.
On rencontre aussi souvent des situations dans lesquelles les conflits entre les salariés sont en lien avec un manque d’équité : entrer en conflit entre collègues permet d’occulter un dysfonctionnement dans les relations déséquilibrées du manager avec ses collaborateurs, et ainsi ne pas remettre en question les relations avec lui ; ou permet de ne pas mettre en discussion les modalités de gestion des rémunérations ou des carrières.
C’est pourquoi je recommande d’identifier les conflits comme des risques psychosociaux, pour nous donner une chance de mettre le doigt sur des défauts dans les interactions du système, plutôt que de les considérer eux-mêmes comme des facteurs de désorganisation.
Une vue systémique des risques psychosociaux est ainsi l’opportunité de mieux identifier dans l’organisation ce qui nuit à la santé des salariés… et à la qualité des produits et des services pour les clients, eux aussi à considérer dans les interactions qui agissent dans l’environnement professionnel.