Par Frédéric Demarquet – Lorsqu’on parle de relations toxiques, on entend fréquemment évoquer des personnes toxiques. Or, nos observations cliniques nous montrent que bien souvent, ces personnes développent des relations toxiques dans certains contextes et avec certains interlocuteurs, alors qu’elles savent entretenir des relations saines avec d’autres individus, dans d’autres contextes. Aussi, préférons-nous aborder le sujet sous l’angle de la relation et non de la personne.
D’autre part, dans la littérature sur le sujet, les personnes dites toxiques sont généralement qualifiées de perverses narcissiques. Afin de ne pas créer d’amalgames et de raccourcis, nous avons fait le choix de réserver ce terme uniquement à des personnes qui développent des relations toxiques volontairement et dans le but conscient de faire du mal à l’autre, voire de le détruire. La perversion narcissique est en effet un terme psychiatrique attribué à un nombre restreint d’individus qui souffrent d’une carence égotique importante doublée d’une absence quasi totale d’empathie. Dans un but adaptatif, ces personnes tendent à détruire l’égo d’autres personnes pour nourrir un puit sans fond égotique qui se vide aussitôt. Ce comportement est classé en psychopathologie dans la catégorie borderline, entre la névrose ordinaire et la psychose.
D’un point de vue systémique et au regard de nos expériences cliniques, nous préférons donc parler d’individus développant des relations toxiques avec tout ou partie de leur environnement. Nos observations nous montrent que dans la grande majorité des cas, ces personnes n’ont pas la conscience de ce qu’elles mettent en œuvrent et parfois en souffrent elles-mêmes. Notre propos ici n’est pas d’excuser des comportements insupportables et inadmissibles pour l’entourage, mais davantage de comprendre les interactions en œuvre dans un but curatif. Dans le cadre de nos consultations, tant dans des sphères organisationnelles que privées, nous sommes amenés le plus fréquemment à accompagner des victimes de relations toxiques mais aussi, ponctuellement, des personnes développant lesdites relations malgré elles. Elles sont parfois volontaires pour évoluer et, bien souvent, elles consultent sur prescription des ressources humaines ou de la hiérarchie dans des processus d’accompagnements en entreprises. Dans certains pays comme la Belgique, il arrive que des consultations soient prescrites par des instances gouvernementales afin de prévenir les récidives dans des cadres familiaux ou sociaux. Nous sommes alors davantage dans des approches curatives que punitives.
Lorsqu’on aborde le sujet par le biais des personnes qui développent des relations toxiques, il est important d’envisager que cette orientation est le plus souvent le fruit d’un historique relationnel dysfonctionnel. Encore une fois, il ne s’agit pas de pardonner ou d’excuser des comportements inadmissibles et sources de souffrances importantes pour l’environnement, mais de mieux appréhender les situations par un regard systémique élargi. Les relations toxiques sont généralement mues par le moyen de mécanismes de défense puissants visant le maintien d’une intégrité et d’une cohérence psychologiques, cognitives et émotionnelles. Les plus fréquemment développés sont le dénis et l’amnésie (ou rejet et refoulement) qui visent à omettre ou oublier des évènements ou paroles compromettantes, la projection ou l’externalisation qui consistent à rendre l’autre responsable des relations dysfonctionnelles, le clivage qui tend à développer une vision manichéenne du monde (je suis bon, tu es mauvais – j’ai raison, tu as tord…), l’omnipotence qui met en position de supériorité (je sais mieux que tout le monde, je sais ce qui est bien pour toi, je sais mieux que les experts eux-mêmes…), la rationalisation qui amène à construire des explications rassurantes mais erronées sous couvert de vérités absolues.
Accompagner une personne qui développe des relations toxiques est un parcours délicat puisqu’il va devoir emprunter le chemin d’une réécriture de l’histoire personnelle tout en œuvrant à une rassurance multidirectionnelle visant à minorer le recours aux mécanismes de défense au profit d’interactions davantage fonctionnelles et écologiques. Il sera nécessaire de travailler sur une angoisse devenue quasi structurelle tout en construisant un égo déficient. Pourra alors se mettre en place une action davantage pédagogique visant à apprendre à entrer en relation d’une manière plus respectueuse de l’environnement. La réécriture de l’histoire personnelle se fera au fil de l’eau, par le moyen de saupoudrages et d’actions d’assouplissement cognitif participant à cicatriser certaines blessures profondes. D’un point de vue systémique, les travaux seront menés conjointement et dans une dynamique intégrative, inclusive et de croisements opportuns. Ainsi, les modifications cognitives alimenteront la baisse de l’angoisse et les gains égotiques qui permettront de nouveaux apprentissages relationnels… et le tout se croisera dans des combinaisons multiples en fonction de chacun et des environnements. On voit ainsi comment les actions systémiques portés sur le quatuor « émotions – cognition – comportements – interactions (rétroactions) » sera au cœur de ces accompagnements avec les portes d’entrée multiples qui sont alors offertes.
L’un des chalenges majeurs de l’accompagnant dans le cadre de séances prescrites sera de permettre à la personne accompagnée une possible remise en question de ses comportements puisque les mécanismes de défense poussent à ne jamais se reconnaître comme une part du problème et donc pas davantage comme une part de la solution. L’un des leviers majeurs sera alors les enjeux pour l’accompagné. Dans un cadre organisationnel, ce peut être une position ferme des RH ou de la hiérarchie en faveur d’un arrêt définitif des relations toxiques sous peine de sanctions. Ceci sous-entend généralement une préparation en amont afin de respecter les cadres juridiques. Dans le cadre familial ou amical, cela peut-être des enjeux de séparation, de garde d’enfants ou encore de ruptures relationnelles. On pourrait dire que les enjeux doivent primer sur l’angoisse. On parle alors d’enjeux du changement comme d’une balance à deux plateaux : ce que j’ai à perdre à évoluer et à ne pas évoluer et tous les compromis possibles entre les deux.
Il est relativement rare qu’une personne développant des relations toxiques consulte de son plain gré, sans un minimum de pression externe accompagnée des enjeux mentionnés précédemment. Pourtant, nous voyons de plus en plus de personnes qui souffrent elles-mêmes des relations qu’elles développent avec leur environnement proche et qui souhaitent sincèrement évoluer. Il s’agit en général de personnes qui ont su développer au fil du temps une certaine dose d’empathie ou encore de personnes qui vivent très inconfortablement les comportements réactifs de l’entourage : colère, abandons, menaces… Le volontariat n’enlève pas l’aspect délicat de ces accompagnements qui peuvent, si l’angoisse prend le dessus, s’arrêter brutalement.
Beaucoup plus fréquemment, nous voyons dans nos cabinets de thérapie ou de coaching des personnes qui souffrent de relations toxiques initiées par un individu de leur entourage personnel ou professionnel. Dans ces derniers, l’un des pièges fréquents dans lesquelles peuvent être entraînés les coachs est celui de la délégation. En effet, lorsqu’une personne initie des relations toxiques dans une équipe, un service et que l’on propose à la personne qui en souffre d’être accompagnée, la hiérarchie et les services RH tendent à déléguer à la personne coachée et au coach un travail qu’ils auraient dû mettre en œuvre. Il incombe en effet à l’entreprise de protéger ses salariés de pièges relationnels sources de souffrance, de stress et de mal-être. Ainsi, l’entreprise manque à ses obligations légales. Il est important que le coach puisse alors enfiler un costume de consultant afin d’initier auprès des commanditaires des actions de sensibilisation et de pédagogie. Il n’est pas rare que les commanditaires aient alors besoin d’être eux-mêmes accompagnés. Il ne s’agit en effet que rarement d’un manquement volontaire de leur part, mais le plus souvent de défauts d’informations et de compétences. Un coaching en entreprise auprès de collaborateurs souffrant de relations toxiques ne devrait intervenir qu’après que la personne qui initie ces relations aient été neutralisée d’une manière ou d’une autre. Il s’agit alors d’un coaching de soutien et de reconstruction. A minima, les deux actions peuvent être menées en parallèle.
Dans le cadre de relations toxiques dans des sphères familiales ou amicales, le sujet est particulièrement délicat. En effet, il n’existe aucun cadre juridique sur lequel s’appuyer, sinon lorsque ces dysfonctionnements aboutissent à des violences physiques avérées. Aussi, une personne qui souhaite être accompagnée parce qu’elle subit ce type de relations est particulièrement fragile car elle n’a que son cadre de référence personnel pour définir ce qu’elle vit au quotidien. Elle aura bien souvent besoin d’être rassurée sur la légitimité de sa souffrance et de son mal-être car son « bourreau » n’aura eu de cesse, du fait des mécanismes de défense vu plus haut, de distiller un lavage de cerveau constant. La victime est alors désignée comme la coupable. Tout est de sa faute : elle est trop sensible, trop fragile, elle surinterprète, elle fait des drames d’un rien. Tout ce qui est fait et dit l’est pour son bien. Des périodes de séduction visant à éviter la rupture (acte insupportable pour le « bourreau ») alternent avec des périodes de violences morales. Les moyens développés par le « bourreau » dans le cadre de relations dysfonctionnelles sont multiples : la mise en doute, la dévalorisation, l’infantilisation, les attaques, les critiques, les accusations, la division familiale, l’isolement, la position haute (de sachant), la culpabilisation, l’emprise (lien de dépendance affectif, financier, rendre redevable…), le retournement de situations, le mensonge, la réinterprétation de la réalité factuelle, le dénis, la colère qui fait peur, le chantage, « tout ce qu’il fait est pour vous », « il sait mieux que vous ce qui est bien pour vous », « tout ce que vous dites ou faites est retenu contre vous », « il prêche le faux pour savoir le vrai », la violence psychologique et physique, la mise en avant de vos échecs (bien qu’il ait fait tout ce qu’il a pu pour vous aider…), le silence sur vos réussites ou il se les attribue (c’est grâce à moi). Le « bourreau » ne se remet jamais en question, ne s’excuse jamais, il se croit tout puissant et il retombe toujours sur ses pattes. Enfin, les « bourreaux » les plus habiles jouent avec les implicites et font passer les messages sans les énoncer clairement. Et si la victime les dénonce, elle sera alors taxée de paranoïaque, CQFD. On remarque aussi fréquemment un décalage entre les mots et les actions: je te dis que tu es très important pour moi, que je t’aime et pourtant, les actes distillent un message inverse.
Bien souvent, les victimes de relations dysfonctionnelles consultent après de nombreuses années d’endurance. Le lavage de cerveau a de fait bien fait son œuvre et il conviendra de reconnaître la souffrance tout en orientant vers une sortie de la culpabilité et du dénigrement intériorisé. « Ce n’est pas votre faute » devra primer tout en travaillant sur ce que souhaite la personne et les marges de manœuvre possibles pour elle. Trop souvent, la littérature sur le sujet évoque la rupture définitive avec le « bourreau » comme seule issue. Nous autres systémiciens sommes plus nuancés sur le sujet. En effet, une rupture définitive avec un parent ou un enfant par exemple pourrait parfois être pire qu’une gestion raisonnée (par la personne accompagnée elle-même et non selon une norme) de la relation. Et c’est bien à la victime de décider ce qui sera le mieux pour elle et nous autres, accompagnants, sommes là pour lui permettre de prendre les décisions les plus écologiques pour elles et son environnement. Ensuite, nous pouvons l’accompagner à la mise en œuvre de ses projets tout en minorant au maximum l’impact des relations toxiques. Bien qu’il y ait des points communs à beaucoup de relations toxiques, aucune ne se construit de la même manière, aucune ne se déroule dans le même contexte, avec le même historique. Il conviendra donc de construire des accompagnements sur mesure et d’user de toutes les subtilités stratégiques dans la construction des accompagnements. Ne jamais pousser, même avec les meilleures intentions, dans une direction qui ne serait pas celle choisie par les personnes accompagnées. Et c’est parfois très délicat pour les thérapeutes et les coachs car ces sujets amènent souvent à prendre des positions tranchées. Le militantisme peut être tentant mais un professionnel de l’accompagnement ne peut basculer vers cette dynamique sans prendre le risque d’une orientation non consentie par la personne accompagnée, avec tous les dommages que cela pourrait entraîner.
Accompagner des personnes qui souffrent de relations toxiques s’avère délicat et demande une certaine connaissance des sujets ainsi qu’un bagage d’accompagnant solide. Ce sont aussi des accompagnements riches et permettre à une personne qui en souffre de se dégager des emprises subies est une source de satisfaction importante.
La période des fêtes est parfois, dans certaines familles, une plongée dans la toxicité relationnelle. Dans des cadres professionnels, le retour au travail et l’amorce d’une nouvelle année peuvent être sources d’angoisse et de stress du fait de relations dysfonctionnelles récurrentes. Le passage à une nouvelle année étant aussi un moment de remises en question, de mises au point sur ce que l’on veut, ce que l’on ne veut plus, il peut de fait être l’occasion d’interroger les relations toxiques que nous subissons, que l’on fait subir ou que subissent certains membres de notre entourage personnel ou professionnel. Souhaite-t-on faire évoluer certaines choses ? Quoi précisément ? De quelle manière ? Avec quel dosage ? A-t-on besoin d’être accompagné pour faire le point, pour faire évoluer la situation ? Il n’existe pas de bonne réponse générale à ces questions, mais uniquement des positionnements individuels et aussi un timing personnel : est-ce le bon moment ?