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De la croyance à la prophétie

A l’occasion de l’épisode 5, nous avons évoqué les réalités de second ordre comme émanant d’une construction cognitive propre à chacun, singulière et qui, par conséquent, ne sont des réalités que pour soi, dans sa propre vision du monde. On parle alors souvent de croyances que nous avons développées sur le monde, sur soi, sur les autres, les situations… Ces croyances peuvent être évolutives et se modifier au grès des différentes expériences que nous traversons au cours de notre vie. Elles peuvent aussi parfois se figer pendant des temps plus ou moins longs. Une personne peut, par exemple, croire que son père est distant et froid et peut-être même en avoir déduit qu’il ne l’aime pas. Et elle a en effet observé dans de nombreuses situations des comportements distants. De plus, il ne lui a jamais dit qu’il l’aimait. La conclusion semble donc logique et cette personne pourra croire toute sa vie à cette version de la réalité ou au contraire la faire évoluer en observant différemment les situations interactionnelles avec son père.

Bien souvent, nous confondons les comportements avec la personnalité. Un glissement se joue du faire à l’être. Telle personne a tel comportement, c’est une emmerdeuse, une autre se met souvent en colère avec moi, elle est colérique. Pourtant, si on s’en réfère au principe de co-influences vu à l’épisode 3, on peut se demander si cette personne à des comportements de colère avec tout le monde. Si ce n’est pas le cas, en quoi mon influence génère-t-elle cette colère ? De plus, nous ne voyons que la partie émergée et peut-être se joue-t-il des choses que nous ne soupçonnons pas dans la vie de cette personne ? Lorsque nous confondons le faire et l’être, nous collons une étiquette à l’autre, parfois aussi à soi-même : je suis nul, je suis sans intérêt, je n’y arriverai jamais… Les choses se compliquent alors car, malgré nous, nous prenons le risque de déclencher ce que nous redoutons. La prophétie peut alors s’accomplir.

  • Observons la famille Dubouillon

Imaginons le père, Christophe et son frère cadet, Sébastien :

– Christophe : «Je voulais te parler de quelque-chose, mais avant, promets-moi de ne pas t’énerver »

– Sébastien: « ça commence bien !»

– « Tu vois, avant même de savoir de quoi il s’agit, tu es sur la défensive.»

– « Pas du tout, mais il faut toujours que tu prennes mille précautions avant de parler, dis ce que tu as à dire et puis c’est tout ! »

– « Je crois que ce n’est pas le bon jour pour en parler.»

– « Non mais tu te fous de moi ! »

– « Calme-toi Sébastien.»

– « Me calmer, mais comment veux-tu avec toi !»

– « On ne vas pas encore se gâcher le dimanche pour ça.»

– « Oui ben c’est raté pour le dimanche si tu veux mon avis !  »

– « C’est toujours la même chose ! »

– « Tu l’as dit ! »

On voit dans cet exemple comment Christophe a étiqueté Sébastien comme colérique et comment cette étiquetage doublé des craintes de déclencher sa colère, génère un comportement de précautions oratoires maladroites qui engendre exactement le contraire de ce qu’il souhaite. Sur le fond, Christophe est vraisemblablement persuadé que Sébastien va se mettre en colère lorsqu’il va aborder le cœur du sujet et la prophétie se réalise alors : Sébastien se met en effet en colère par le biais de l’influence de son frère. On parle alors de prophéties auto-réalisatrices ou auto-accomplissantes.

  • Et s’ils souhaitent faire évoluer cette situation ?

Encore une fois, rien ne les oblige à faire évoluer la situation. Il y a bien longtemps que la famille Dubouillon a trouvé un certain équilibre à sa manière, même si ce n’est pas toujours facile au niveau des relations interpersonnelles. C’est bien dans ce cas précis à Christophe ou Sébastien d’en décider. Eventuellement à d’autres membres de la famille si cette situation leur pose problème. J’ai parfois rencontré des familles qui, lorsque les relations devenaient meilleures, s’apercevaient que les Noël ou autres réunions devenaient ennuyeux et qui perdaient le goût à se rencontrer. Les Dubouillon ne font pas exception et cela fait des générations qu’ils fonctionnent ainsi. Ils reproduisent ce qu’ils ont appris. S’ils ne s’en plaignent pas, il n’y a aucune raison de leur demander de changer quoi que ce soit. Maintenant, si Christophe voulait faire évoluer la situation, il serait intéressant qu’il prenne conscience qu’il aborde presque toujours son frère par le prisme de l’étiquetage qu’il lui fait porter. Peut-être pourrait-il par exemple voir que son frère ne développe jamais de comportements de colères avec son épouse. En observant cela, il pourrait éventuellement trouver des solutions et remettre de la circularité dans les interactions avec son frère. Mais ce ne sera pas simple, ça va lui prendre du temps car il n’aura au début de cesse de vérifier ce qu’il sait déjà, à savoir que son frère est colérique. Vous avez déjà essayé de décoller une étiquette sur un flacon sans la lotion adaptée ? C’est à peu près ce que va vivre Christophe. Il lui faudra donc beaucoup de patience et de persévérance. De plus, il restera toujours quelques traces. On n’efface pas ainsi un étiquetage vieux de presque quarante ans. Et ne pas voir la prophétie s’accomplir peut être décevant. D’une certaine manière, Christophe est devenu un expert pour faire démarrer son frère au quart de tour. Délaisser une expertise pour aller vers un apprentissage difficile et hasardeux… à lui de voir, mais je lui conseillerais de bien réfléchir avant de se lancer.

  • Observons la famille Dubouillon

Imaginons maintenant Léa, l’une des filles, qui est en voiture avec sa grande sœur, Manon, qui l’amène à une soirée :

– Léa : «Je crois que je n’ai pas envie d’y aller…»

– Florence : « Pourquoi, qu’est-ce qui t’arrive ? »

– « Je ne connais presque personne et tout le monde me voit comme une intello coincée.»

– « Arrête, à la maison, tu n’arrêtes pas de rire, tu es très drôle.»

– « A la maison, ce n’est pas pareil, on se connait depuis toujours.»

– « Je suis sûr que ça va bien se passer. »

– « Non, je vais être nulle, il y a plein de gens qui me snobent au lycée et ils seront là. »

– « Ils ont bien tort ! Tu mérites sûrement mieux qu’eux.»

– « Arrête, c’est les mecs et les filles les plus populaires du lycée, mais je vois bien que je ne les intéresse pas. »

– « Je suis sûre que c’est faux. »

– « J’en suis bien moins sûre que toi. »

– « Bon, de toute façon tu m’appelles quand tu veux et je viens te chercher, je ne bouge pas ce soir. »

Après ce dialogue, on peut imaginer la suite : Léa de plus en plus mal à l’aise arrive à la soirée avec un visage fermé. Ce n’est évidemment pas ce qu’elle souhaite mais sa timidité l’emporte. Les autres observent son visage fermé et une bonne partie d’entre eux ne viendront pas la voir de la soirée car ils l’auront étiquetée « pas drôle », « ennuyeuse »… Et ainsi Léa pourra observer tous ceux qui la snobent et les étiqueter à son tour. La prophétie s’accomplit et elle pourra ainsi valider et renforcer ce qu’elle croit, à savoir qu’elle n’est pas intéressante. On peut repérer dans cet exemple comment la circularité se joue : une croyance redondante sur soi (je ne suis pas intéressante) génère un comportement (visage fermé). Ce comportement est observé par les autres et active leurs propres croyances (par exemple : visage fermé veut dire ennuyeuse). Ces croyances entrainent des comportements en retour (ne pas venir parler à Léa). Léa observe ces comportements, la prophétie est accomplie et elle renforce sa croyance (je ne suis pas intéressante). Tout est prêt pour reproduire la même expérience dans une prochaine situation.

  • Et si Léa souhaite faire évoluer cette situation ?

C’est bien à Léa seule de décider si elle souhaite faire évoluer cette situation. On pourrait en effet vite passer du piège de l’étiquetage au piège des normes : toute jeune fille se doit d’apprendre à être à l’aise en société pour réussir et être pleinement heureuse. Vous voyez les dégâts que cela pourrait engendrer en termes de prophéties : toutes les jeunes filles qui ne correspondraient pas à cette norme et qui y adhèreraient néanmoins serraient irrémédiablement malheureuses et vouées à l’échec ! Léa doit donc se poser la question de ce qu’elle souhaite vraiment (voir épisode 4). Elle pourrait en effet prendre la décision de ne rien changer au niveau de sa timidité dans certaines situations et simplement d’apprendre à vivre bien avec. Elle sera alors en accord avec elle-même et ce ne sera plus un frein à son accomplissement. Un problème est un problème uniquement parce qu’on décide que c’en est un. Beaucoup de personnes ayant des comportements de timidité n’en souffrent pas et en font parfois même une force. Je pense à l’un de nos grands comédiens humoristes qui était incapable d’aligner trois mots sans bafouiller en société et qui en a fait son personnage de prédilection face aux caméras ou sur scène avec un franc succès.

Maintenant, si Léa souhaite faire évoluer les choses, elle devra travailler à la fois sur le regard qu’elle porte sur elle-même, les autres et les situations afin de pouvoir sortir du comportement qui engendre la prophétie et modifier les émotions qui accompagnent ces comportements. Elle devra aussi sûrement accepter qu’il y aura toujours des personnes qui ne feront pas attention à elle et éviter à tout prix la recherche d’une situation idéale. Rien de telle que la recherche de l’idéal, qui par essence ne peut être atteint, pour rechuter.

  • En résumé

– Les croyances émanent de notre réalité de second ordre.

– Confondre les comportements avec la personne fait généralement glisser vers un étiquetage.

– L’étiquetage des autres ou de soi peut entraîner une prophétie auto-accomplissante ou auto-réalisatrice.

– Les prophéties se construisent à partir de boucles interactionnelles et donc dans la circularité et les co-influences.

– Une croyance redondante entraine un comportement qui est observé par les autres et analysé par le prisme de leurs propres croyances. Ceci génère un comportement en retour qui est observé et renforce la croyance.

– Les normes comme les étiquetages peuvent entrainer des prophéties.