Par Frédéric Demarquet – Nabila travaille dans une importante association dont la mission principale est d’aider les personnes en précarité dans des domaines variés : logement, retour à l’emploi, distribution de produits alimentaires, démarches administratives, aide aux séniors isolés… Elle est responsable du service « retour à l’emploi » et manage une équipe de 5 salariés et une dizaine de bénévoles. Elle est rattachée à la Directrice Opérationnelle Ile de France, Sophie, qui est elle-même rattachée à la Directrice Régionale, Elisabeth.
Nabila s’entend très bien avec son équipe, tant les salariés que les bénévoles. Elle faisait elle-même partie de l’équipe et, à l’occasion du départ de son ancien chef, elle a naturellement été nommée à ce poste. L’équipe la respecte en tant que nouveau manager et, fait suffisamment rare pour être signalé, il y a très peu de turnover des bénévoles. Pourtant, depuis quelques temps, elle a remarqué une ambiance qui se dégrade et des résultats en baisse en termes de retour à l’emploi des bénéficiaires.
Elle en parle ainsi :
« Je ne comprends pas ce qui se passe. L’équipe a toujours très bien fonctionné, avec de bonnes relations, une bonne ambiance. Nous avons jusque-là obtenu des résultats supérieurs à d’autres associations qui travaillent également sur le retour à l’emploi. A l’occasion de nos réunions hebdomadaires, les échangent ont toujours été riches et constructifs. Aujourd’hui, c’est comme s’il n’y avait plus d’énergie. On dirait qu’il y a des non-dits. Mais je ne suis sûre de rien. J’ai essayé d’en parler avec deux ou trois collaborateurs mais ils répondent évasivement. Je ne comprends pas ce qui se passe. J’ai pensé en parler à Sophie, ma chef. Mais je ne peux pas vraiment compter sur elle. Les problèmes humains, ce n’est pas trop son truc. Elle est assez froide et distante. Ce qu’elle veut, c’est du résultat. Aussi, j’en ai parlé directement avec Elisabeth avec laquelle je m’entends très bien. Elle m’a donné des conseils et, finalement, m’a proposé d’être accompagnée pour résoudre le problème. Elle en a alors parlé à Sophie qui a donné son accord tout en disant qu’elle ne souhaitait pas être « dans la boucle ». C’est pourquoi le lancement du coaching s’est fait avec Elisabeth. »
Lorsqu’on entend Nabila décrire la situation, on voit qu’elle est ennuyée pas cette situation. Nabila est une jeune femme très empathique, proche de son équipe et elle souffre de sentir cette distance s’installer. En même temps, on perçoit sa difficulté à communiquer avec Sophie, sa chef, et à traiter les sujets avec elle. Et donc naturellement, elle s’adresse à sa N+2, Elisabeth, avec laquelle la relation est facile. Du reste, en investiguant davantage, on s’apercevra vite que ce n’est pas la première fois que Nabila s’adresse directement à Elisabeth pour des sujets sensibles. On peut alors se poser la question du message implicite que reçoit Sophie lorsqu’elle apprend que sa collaboratrice traite régulièrement avec Elisabeth sans information préalable vers elle. On peut même envisager un double message : l’un venant de Nabila et l’autre d’Elisabeth. Le premier dirait peut-être « je ne te reconnais pas comme chef » et le second « tu ne tiens pas ton rôle, aussi, je le tiens à ta place ». Ce n’est pas ce que Nabila et Elisabeth veulent dire, mais c’est vraisemblablement ce que Sophie reçoit implicitement. On voit là une première disqualification qui est en fait une double disqualification.
A l’occasion de nouveaux échanges, Nabila donne des informations supplémentaires :
« Je crois que les choses ont commencé à se dégrader suite au recrutement d’une nouvelle bénévole, Anna. En fait, je ne l’ai pas recrutée. Elle m’a été imposée par Sophie. C’est une de ces amies qui s’ennuie dans sa vie de femme au foyer, et voulait consacrer quelques heures par semaine à aider son prochain. Personnellement, je ne l’aurais jamais recrutée. Elle transpire la femme qui n’a jamais manqué de rien et qui fait ça pour se donner bonne conscience. Sur le fond, elle n’en a rien à faire des difficultés des personnes qu’on accompagne. Elle traite ici la vacuité de sa propre vie. Je ne supporte pas ce genre de personnes, tellement condescendantes. Bref, il faut bien que je fasse avec. Mais je sens que les autres se méfient d’elle. Tout le monde sait qu’elle est proche de Sophie. »
Il est toujours intéressant lorsqu’on observe un système humain et son fonctionnement, de l’ouvrir suffisamment pour pouvoir y inclure l’ensemble des acteurs impliqués dans la situation qui pose problème. On parle alors de système pertinent pour la résolution. C’est ainsi que l’on voit Anna débarquer dans notre système et une nouvelle disqualification se mettre en place : Sophie recrute Anna sans l’avis de sa future manager directe, Nabila qui peut à son tour entendre un message implicite qui fait échos à celui que reçoit Sophie via Elisabeth : « Je ne te respecte pas dans ton rôle de manager intermédiaire ».
Bientôt, Nabila va s’apercevoir que Sophie a connaissance d’informations qu’elle n’a pu avoir en n’étant pas sur le terrain. La suite nous montrera qu’assez rapidement, Sophie, voyant que les résultats sont en baisse et s’appuyant peut-être sur les rapports de Anna, va imposer à Nabila des réorganisations de service et des modifications de process qui ne conviennent pas du tout à celle-ci qui va s’en plaindre à Elisabeth. Le jeu des disqualifications s’emballe, chacun faisant un peu plus de ce qu’il a fait jusque-là en réaction aux actions de l’autre. Le système tend vers une rigidification et l’équipe va aller de plus en plus mal.
Les disqualifications de rôles sont une « classe » de problèmes qu’on rencontre très régulièrement dans des systèmes hiérarchiques. On retrouve le même type de difficultés dans des familles : papa disqualifie maman qui disqualifie papa, le fils disqualifie ses parents qui est lui-même disqualifié par sa petite sœur…
Ces disqualifications sont bien souvent source de nombreux dommages collatéraux. Il est alors important de repérer, dans le jeu interactionnel, les actions et paroles qui œuvrent dans le sens de la disqualification et, progressivement, travailler à aider chacun à retrouver son rôle réel dans la hiérarchie et en lien avec la mission. En aucun cas il sera bon de donner tort à l’un au profit de l’autre. Chacun est en effet coresponsable de l’ensemble et c’est bien en redonnant à cet ensemble la faculté de permettre aux différents acteurs de reprendre son rôle que la résolution sera possible.
Dans notre exemple, il ne servira à rien de savoir qui de la poule ou de l’œuf. On serait tenté de penser que tout a commencé avec l’arrivée de Anna. Rien n’est moins sûr. Il existait des disqualifications bien avant cette arrivée. On pourrait supposer que son arrivée a été un déclencheur, dans le sens d’un révélateur, mais pas davantage. Et c’est finalement une bonne chose qu’elle soit arrivée si cela permet au système d’arriver à un point de rupture qui sera la possibilité d’une nouvelle organisation vers un nouvel équilibre plus adapté à l’ensemble et à chacun. Il est impossible de réécrire l’histoire et on pourrait être tenté de penser que Sophie a nommé un « sous-marin » afin de prendre la température d’une équipe dont elle sait peu de choses puisque Nabila lui communique peu d’informations. Mais tout cela ne serait que spéculation et inférence. Encore une fois, la recherche du coupable ne fait en général qu’accentuer le dysfonctionnement et il est préférable de tendre à modifier les interactions source du problème.
Dans notre exemple, Nabila étant la personne qui consulte un coach, elle portera la difficile responsabilité d’amorcer les changements qui vont permettre à l’équipe de retrouver son équilibre. Elle sera plutôt partante du reste, car le bien-être de son équipe lui tient à cœur. Le principe systémique de totalité nous dit qu’un changement de comportement d’un des éléments d’un système entraînera, par adaptation, un changement de comportement des autres éléments. Ainsi, par régulation successives, il devient possible de faire évoluer l’ensemble du système en accompagnant une seule personne. De fait, Nabila, portée par sa vocation managériale, acceptera progressivement que Sophie puisse avoir une personnalité différente de la sienne et apprendra à mieux comprendre ces différences et à interpréter plus positivement ses comportements. Elle la consultera alors plus régulièrement, lui donnera davantage d’informations et, de fait, elle n’ira plus consulter directement Elisabeth. Sophie sortira ainsi progressivement de la disqualification et accordera davantage de confiance à Nabila qui aura la possibilité de lui démontrer son savoir-faire non seulement managérial, mais également opérationnel et orienté résultats. Elles vont pouvoir progressivement jouer la complémentarité plutôt que l’opposition. Quant à Anna, elle finira par mettre fin à son activité de bénévole. Certains seraient peut-être tenté de supposer qu’elle ne trouvait plus son rôle dans cette réorganisation ou bien encore, comme le pensait Nabila, que son engagement était moindre, mais ce ne serait encore que postulat et inférence. La situation n’est pas devenue idyllique entre Nabila et Sophie, elles ne seront sûrement jamais amies, mais elles ont su travailler ensemble et permettre à l’équilibre de retrouver à la fois un bien-être mais aussi la productivité, de quoi satisfaire nos deux managers, l’équipe et la direction. Après tout, rien ne stipule dans une fiche de poste qu’on doive apprécier ses collègues – ce qui serait une injonction paradoxale et, par définition, un piège communicationnel entrainant un nouveau dysfonctionnement – mais simplement que l’on soit en mesure de travailler avec les autres, au service du collectif.