Par Frédéric Demarquet – Florence est responsable d’un service de recherche dans un grand laboratoire pharmaceutique et manage une équipe de 4 chercheurs, une assistante et deux stagiaires. Elle est vue comme une collaboratrice brillante qui pourrait évoluer à l’international. Elle est managée par Samir, Directeur de la Recherche France. Samir manage 7 responsables de 7 laboratoires œuvrant dans des domaines différents. Les laboratoires sont en relation avec d’autres laboratoires dans plusieurs pays étrangers. Ils mettent en communs les avancées afin de garantir des résultats plus rapides et efficaces en utilisant des approches complémentaires.
Samir est très satisfait du travail de Florence, mais il trouve qu’elle ne communique pas assez sur les résultats qu’elle obtient. A l’occasion d’échanges avec d’autres laboratoires, en particulier aux Etats-Unis, elle se laisse toujours voler la vedette. Il pense que c’est nuisible pour son évolution professionnelle et il l’envoie vers un coach. Il parle de la situation ainsi :
« J’aimerais tellement qu’elle se mette davantage en avant, ainsi que son équipe. Vous savez, nous évoluons dans un milieu très concurrentiel, tant en externe qu’en interne. Pour réussir à gravir les échelons, il faut se montrer. En plus, nous sommes un groupe américain et vous savez comment c’est là-bas, on se congratule et s’auto-congratule en permanence. C’est la culture de la réussite, de l’extraversion. Florence, elle est top dans son domaine. Je suis sûr que personne ne lui arrive à la cheville dans le groupe. Mais elle est trop discrète. On ne la voit pas. Et puis elle est trop gentille. Son équipe l’adore. Non seulement ils l’admirent, mais en plus, elle prend soin d’eux. Elle va se faire marcher sur les pieds. Du coup, je l’encourage beaucoup à évoluer. Je le lui ai dit plusieurs fois : sois plus directive, même un peu plus dure. Mais elle esquive. Et aussi, je l’ai amené avec moi à certaines réunions transverses, pour lui montrer l’exemple sur comment faire un peu plus sa com, son marketing personnel et de l’équipe. Quand je lui en parle, elle me dit que j’ai raison, mais rien ne change et puis je sens aujourd’hui qu’elle me fuit. Elle vient moins souvent en réunion. Elle trouve toujours un prétexte. J’ai l’impression qu’elle n’est pas très bien dans sa peau. »
Lorsqu’on entend Samir décrire la situation, on comprend tout de suite qu’il veut aider Florence. Il l’admire sincèrement et voudrait qu’elle évolue à sa juste valeur. On sent même qu’il a peur pour elle, peur que d’une certaine manière, elle se saborde professionnellement. Il est plein de bonnes intentions et fait cela pour son bien, c’est évident. Et pourtant, il sent que ça ne marche pas. Non seulement rien ne change, mais en plus il voit Florence qui s’éloigne et qui semble ne pas aller très bien.
Écoutons maintenant Florence qui parle avec son coach :
« Je sais que Samir veut bien faire. Il cherche à m’aider. Mais moi, je ne suis pas comme lui. J’aimerais bien le satisfaire mais je ne sais pas faire ce qu’il attend de moi. C’est contre ma nature et, pour être franche, c’est même contre mes valeurs. Quand j’échange avec les laboratoires américains, je les regarde faire et je n’aime pas du tout leurs attitudes. Y’en a des sympas, mais ils se la pètent comme ce n’est pas possible ! Ils me fatiguent. Et plus ils font cela et plus je me tais. Je les observe. Quelque part, je trouve ça risible cette bassecour avec tous ces coqs qui montrent leurs atours. Quand je parle de coq, il y a aussi des femmes et elles sont encore plus coq que les mecs ! Je ne serai jamais comme ça mais je n’ose pas le dire à Samir. Ça a l’air tellement important pour lui. »
En écoutant Florence, on repère immédiatement un premier souci interactionnel : Samir lui demande des changements, Florence lui dit qu’il a raison, mais rien ne se passe. Évidemment Samir ne comprend pas. Le problème, c’est que Florence, elle ne veut blesser personne, alors elle lui dit ce qu’il veut entendre. Mais comme rien ne change, il la presse un peu plus et elle continue de lui donner raison, mais comme rien ne change…
Oui, on dirait bien qu’on tourne en rond. Pourtant, si on regarde de plus près, on voit bien une boucle qui se répète mais certaines choses changent néanmoins. Samir l’a remarqué : Florence le fuit et elle semble mal dans sa peau.
Écoutons à nouveau Florence :
« Je vois bien que je ne suis pas à la hauteur des attentes de Samir, je le déçois. Aussi, j’évite de trop le rencontrer. Je rase les murs en quelque sorte et je ne vais plus dans certaines réunions. Comme ça, il est moins témoin de mes manques. C’est drôle parce que je parle de manques mais avant, je ne m’étais jamais posé la question comme ça. J’ai toujours été sûre de moi. Discrète et introvertie c’est certain, mais plutôt en confiance et bien dans ma peau. Aujourd’hui, je passe mon temps à me comparer aux autres. Et même si je n’aime pas toujours leurs attitudes, je vois bien qu’ils sont davantage faits pour le monde de l’entreprise. Je commence même à me demander si je ne devrais pas changer de métier. Pourtant, j’adore ce que je fais. Et je ne sais pas non plus quoi faire d’autre. Je pourrais passer un doctorat et faire de la recherche universitaire mais une de mes amies d’études a suivi cette voie et elle me dit que les enseignants chercheurs sont pareils ! Un monde politisé ou chacun joue des coudes pour briller. Je suis en fait assez découragée. C’est la première fois que ça m’arrive. »
Dans cette seconde séquence, le problème tend à se poser différemment. En voulant bien faire, non seulement Samir n’obtient pas de résultat, mais il semblerait qu’il participe également à engendrer des problèmes nouveaux : Florence perd confiance, elle se démotive et se décourage, elle envisage même d’abandonner. Maintenant, lorsqu’on regarde – comme on le fait dans cette série – les points de vue des différents acteurs, on comprend mieux ce qui se joue. Samir pense encourager Florence à évoluer mais celle-ci reçoit ses encouragements comme la manifestation d’une déception. Et comme elle veut toujours faire plaisir, elle acquiesce et accumule plein de preuves qu’elle déçoit, qu’elle n’est pas à la hauteur des attentes et cela joue sur sa manière de se voir, sur ses émotions et sur ses actions. On ne peut bien sûr pas accuser Samir : il pense bien faire. Finalement, il n’est que co-responsable de ce qui se passe. Florence prend sa part également puisqu’elle ne dit pas les choses comme elle les vit et les ressent. Responsable ne veut bien sûr pas dire coupable. Il s’agit simplement de co-influences qui, plutôt que d’apporter des solutions, entretiennent, voire envenime une situation vue comme un problème.
Alors que faire ? Dans une situation interactionnelle, la théorie des systèmes nous dit que tout changement d’un élément entrainera un changement adaptatif des autres éléments (principe de totalité). Aussi, le vecteur de changement pourrait être Samir, mais comme c’est Florence qui est accompagnée, alors ce sera plus simple de lui permettre de créer une première différence comportementale qui entraînera d’autres différences, comme par exemple des modifications dans le comportement de Samir. L’idée étant de créer de nouvelles boucles qui apporteront une solution adaptée à l’ensemble.
En fait, il semble entendu que Samir est plutôt un allié de Florence et qu’il s’inquiète pour elle. C’est ce qui motive les tentatives mises en œuvre pour l’aider. Puisqu’il est inquiet, un bon moyen serait de le rassurer. Cependant, Florence, bien malgré elle, fait l’inverse en se comportant comme elle le fait. Elle dit oui à tout mais ne change rien. Alors Samir en rajoute une couche pour l’aider et se rassurer tout à la fois. Et plus il insiste et plus Florence reproduit le même comportement. Nous sommes là dans un bel exemple d’ascension symétrique circulaire. Et en plus, elle perd confiance, ce qui entraîne de nouveaux comportements qui inquiètent encore davantage Samir et donc que fait-il ? Il surenchérit dans ses tentatives de résolutions et il consolide le problème.
Il va donc falloir que Florence modifie son comportement afin de rassurer Samir, ce qui bloquera ses tentatives contreproductives. En effet, nous, les êtres humains, agissons toujours selon des schémas tout-à-fait logiques. Logiques, mais pas toujours si visibles que ça. Lorsque Florence reçoit l’injonction de Samir : « change ! », elle reçoit aussi une autre information plus implicite : « Tu n’es pas adaptée à notre entreprise ». L’important concernant les implicites n’est pas ce que souhaite véhiculer l’émetteur, mais ce que perçoit le récepteur avec sa sensibilité, son vécu, ses émotions, sa vision de lui-même et du monde… Ainsi, Florence reçoit cet implicite à chaque tentative de résolution de Samir et c’est bien cet implicite et toute la déclinaison d’implicites dans la même classe qui impactent Florence et engendrent ses nouveaux comportements, à savoir la fuite, le retrait, la perte de confiance et ses conséquences…
Il sera important que le coach veille à ce que le comportement de Samir soit perçu pas Florence comme bienveillant, ce qui est le cas, afin de ne pas créer de tensions. En effet, il veut bien faire et ne se rend pas compte de la portée de ses actions. Un travail sera également nécessaire pour bloquer la perte de confiance et inverser le processus. Au cours de ce travail, Florence prendra conscience que ses valeurs ne sont pas forcément antinomiques avec une certaine manière de se mettre en avant. Et que pour se faire, elle n’est pas obligée de copier les comportements qui ne lui conviennent pas. Elle apprendra qu’elle a été piégée par la binarité : je me comporte comme je me comporte ou je me comporte comme les autres. Sortir de la binarité c’est passer d’un modèle « soit / soit » à un modèle « à la fois / et », ce qui ouvre de nombreuses possibilités. Réunir les opposés, les mélanger, les mixer permet de créer de nombreuses autres combinaisons intéressantes. Ainsi, Florence pourra se respecter tout en développant de nouveaux comportements qui rassureront Samir. De fait, celui-ci stoppera ses tentatives sources d’implicites contreproductifs. Forte de ces nouveaux apprentissages, Florence regagnera la confiance et verra dans les nouvelles attitudes de Samir cette confiance en miroir. L’un et l’autre pourront sortir enrichis de cette expérience.
Dans la relation humaine, les interactions les plus minimes a priori peuvent avoir de grandes conséquences. Ainsi, un implicite peu visible peu entraîner des boucles relationnelles source d’ascensions symétriques et de blocages. De la même manière, de très petits changements œuvrant comme autant de petites différences peuvent aboutir à un 180° et à une résolution des difficultés. Encore faudra-t-il repérer certains pièges récurrents, comme par exemple celui de la binarité qui empêche l’accès à une résolution possible.