You are currently viewing Les doubles-contraintes, source de souffrance en entreprises – Par Frédéric Demarquet

Les doubles-contraintes, source de souffrance en entreprises – Par Frédéric Demarquet

  • Post category:Articles

Dans les années cinquante, le Groupe de Palo Alto a mis en lumière l’impact de certains types d’interactions humaines sur l’équilibre et la santé mentale des individus et des groupes d’individus. Parmi les interactions étudiées, une catégorie qu’ils ont nommés double-contrainte est particulièrement nocive sur l’écologie individuelle et collective. Elle l’est d’autant plus qu’il est fort difficile de s’en dégager.

Le présent article se propose, à partir de trois études de cas issues de notre programme de recherche, de mettre en lumière la manière dont une double contrainte se construit dans la relation et son impact sur l’équilibre des acteurs et des organisations et, par conséquent, sur le rendement et la production. Notre objectif est de porter le focus sur ces interactions dysfonctionnelles afin de sensibiliser et d’ouvrir de possibles moyens d’éviter ces pièges relationnelles. Les doubles-contraintes entre dans la catégorie des communications paradoxales. En effet, une double-contrainte se construit par le biais de deux messages qui s’annulent mutuellement et placent les acteurs dans une situation perdant / perdant : « quoi que tu fasses, tu as perdu ». Afin de bien éclairer la double-contrainte, nous vous proposons un exemple issu d’une scène familiale :

Une mère s’adresse à sa fille :

– « Tu dois te méfier des garçons et ne pas te laisser faire. Tu es belle et ils voudront te séduire. Quoi qu’il arrive, ne succombes pas. Si tu fais une bêtise, surtout dis-le moi tout de suite.  Si je m’aperçois que tu mens, tu seras sévèrement punie»

Or, lorsque sa fille lui dit la vérité, systématiquement, la mère se met très en colère et la punit. Ainsi, quoi que fasse sa fille, qu’elle mente ou dise la vérité, elle est perdante.

Pour qu’il y ait double-contrainte, il faut donc que deux messages contraires soient émis (tu dois me dire la vérité / tu ne dois pas me dire la vérité). Dans la plupart des cas, le second message est implicite. Dans notre exemple, la mère ne dit pas de ne pas dire la vérité, mais sa réaction sans nuance envoie bien ce message à un niveau caché. C’est une des raisons pour laquelle il est très difficile de réagir face à ces messages car un malaise se fait sentir mais il n’est pas aisé d’en analyser la source réelle lorsqu’on est pris dans la situation. Deux autres ingrédients sont indispensables pour que la double-contrainte s’installe et crée des dommages : la répétition d’interactions du même type et une relation dont il est difficile de se dégager.

Notre première étude de cas repose sur une consultation que nous avons donnée suite à l’appel d’un DRH que nous avons rencontré avec son DG. Ils travaillaient dans la production de matériaux de construction et l’organisation comptait environ 400 salariés. Ils se sentaient démunis car depuis 6 mois, le nombre d’accidents du travail avait considérablement augmenté sur les chaînes de production. Les managers de proximité avaient été mandatés pour enquêter auprès de leurs équipes mais rien de probant n’était ressorti de cette enquête. La direction avait le sentiment que les managers ne jouaient pas franc-jeu et, à plusieurs reprises, des réunions descendantes avaient été organisées afin de les inviter à faire davantage alliance avec la tête plutôt qu’avec les équipes. Effectivement, nous avons vite remarqué qu’une scission s’opérait entre une entité managers de proximité / équipes et  une entité managers intermédiaires / Codir. Aussi, les mangers intermédiaires, poussés par le Codir, répétaient les reproches vers les managers de proximité. Les messages qu’ils véhiculaient pourraient se résumer par : « Si vous ne faites pas alliance avec nous, vous aurez des problèmes… ». Plus ces messages se multipliaient, plus les managers de proximité semblaient se rapprocher des équipes et s’éloignaient de la tête. De surcroit, de nouveaux incidents s’étaient produits sur la chaine de production et plusieurs managers de proximité avaient été en arrêt maladie, ce qui était très peu fréquent.

Nous avons alors rencontré un panel représentatif de managers de proximité et d’équipiers. Après un temps de réserve, nous avons pu recueillir des informations assez précises sur une source de souffrance qui pouvait peut-être expliquer les accidents du travail. En effet, une rumeur circulait comme quoi l’entreprise allait être vendue à un grand groupe. A ce stade, il est important de mentionner que cette entreprise était issue d’une culture familiale, qu’elle se trouvait dans un secteur défavorisé et que la plupart des ouvriers et des managers de proximité avaient pris le relais de leurs parents qui eux-mêmes avaient succédés aux leurs. Aucune information précise n’avait été divulguée au sujet du rachat et lorsque les managers de proximité cherchaient à obtenir des réponses, il leur était répondu que ce n’était pas à l’ordre du jour sans plus de détails. Aussi, la rumeur enflait-elle de plus belle.

Etudions le séquençage de la construction du problème : une rumeur circule sur un éventuel rachat – les ouvriers sont inquiets – ils sont moins concentrés et sont alors victimes d’accidents – les managers de proximités font alliance avec eux car ils sont eux-mêmes inquiets – ils cherchent à recueillir de l’information auprès de leurs N+1 mais n’en obtiennent pas – Les membres du Codir s’inquiètent de ces accidents à répétition –  ils demandent aux managers intermédiaires de s’en occuper – ceux-ci sensibilisent et recadrent leurs N-1- Les managers de proximité se rapprochent de plus en plus des équipes – Les managers intermédiaires leur demandent de faire alliance avec eux –  Les managers de proximités vont de plus en plus mal et certains prennent des arrêts maladie…

La double-contrainte s’exerce ici sur les managers de proximité :

  • Message 1 : Soyez alliés (explicite)
  • Message 2 : Ne soyez pas alliés (allié voulant par définition dire dans les deux sens, la rétention d’information dément une alliance possible)
  • Fréquence : importante
  • Relation : fort attachement à l’entreprise, impossible de la quitter
  • Conséquences : arrêts maladie fréquents, mal-être

Dans cette exemple, on voit comment les managers de proximité se trouvent dans un schéma perdant / perdant : si je suis votre allié, je ne peux plus être proche de mes équipes car je vais devoir participer au « complot caché », si je ne suis pas votre allié, je me trouve dans une situation d’insubordination dangereuse pour moi et je risque des représailles. On remarque également l’ambivalence de la posture des managers intermédiaires qui crée la double contrainte : on vous demande d’être nos alliés mais on refuse d’être les vôtres en ne vous mettant pas dans le secret. Comme être allié suppose un engagement de part et d’autre, la demande devient impossible, ce qui renforce l’effet de la double-contrainte.

Dans cet exemple, la double-contrainte est une conséquence adaptative du système à la rumeur. Les managers intermédiaires, sous l’impulsion du Codir, ne trouvent d’autre alternative que de proposer une double-contrainte à leurs collaborateurs. Ceci provient en partie du fait qu’ils sont eux-mêmes pris dans une double-contrainte proposée par le Codir :

  • Message 1 : vous devez régler le problème
  • Message 2 : vous ne pouvez pas régler le problème (car la direction vous demande de ne pas divulguer la stratégie de l’entreprise et cette non communication entretien la rumeur)
  • Fréquence : importante
  • Relation : fort attachement à l’entreprise
  • Conséquence : double-contrainte en cascade

La solution consista donc dans un premier temps à accompagner le Codir pour qu’il libère les managers intermédiaires de la double-contrainte en communiquant sur le devenir de l’entreprise. Le silence du Codir avait en effet généré la rumeur suite à des années difficiles et à la nomination d’un nouveau DG. Cette communication permis par un éclairage précis d’évacuer la rumeur. Dans un second temps, des actions ont été mises en place pour permettre aux managers de proximité et aux managers intermédiaires de trouver une juste alliance qui ne demande pas de choisir entre la tête et les équipes. Rapidement, les arrêts maladie cessèrent et les accidents du travail retrouvèrent leur taux habituel.

Cette exemple pose une autre question : une rumeur peut-elle à elle seule générer une double contrainte ? Nous sommes tentés de répondre par l’affirmative lorsque les enjeux sont importants. En effet, la définition même de la rumeur sous-entend qu’elle est incontrôlée, ce qui implique qu’il est difficile d’agir sur ses effets tant qu’elle n’est pas validée ou invalidée. Aussi, la rumeur auto-véhicule deux messages implicites contraires : Crois-moi ! Ne me crois pas !  Qu’un acteur choisisse de suivre l’un ou l’autre des messages, il sera toujours perdant car nous pensons que, tel le vers dans le fruit, la rumeur creusera sa galerie hors du contrôle que peut avoir l’individu. Tel les jeteurs de sort, elle auto-prophétise les conséquences de sa propre existence sur l’autre et créera des comportements inadaptés, par induction sur des niveaux inconscients mais non moins opérants des individus, comme des comportements à risque sur une chaîne de production.

 

Notre second exemple est issu d’une intervention que nous avons faite au sein d’une entreprise du domaine des énergies renouvelables. Nous avons été contactés par la DRH au sujet d’une filiale qui allait bientôt être restructurée. Les deux équipes « piliers » de cette filiale, depuis l’annonce de la restructuration, étaient en baisse de production, avec plusieurs arrêts de travail à répétition du manager et de nombreuses plaintes de clients. Ces équipes avaient toujours bien fonctionné, bien qu’elles aient été managées par un manager sénior, Francis, qui était décrit comme « rentre dedans et sans finesse » par la DRH. Pour cette raison, depuis un an, un manager avait été nommé comme intermédiaire entre les équipes et l’ancien manager qui devient N+2 des équipes. Le nouveau manager, Loïc, était issu de l’une des équipes et était apprécié à l’unanimité par l’ensemble des membres des équipes. De plus, il avait un relationnel facile et souple. Ce sont, entre autres, les raisons pour lesquels il avait été promu, ayant été repéré depuis quelques années comme un potentiel intéressant pour de futures évolutions. La DRH s’inquiétait cependant de son management et pensait qu’il ne serait peut-être pas capable d’accompagner les équipes dans le changement à venir. Elle se disait qu’il était vraisemblablement trop « gentil » et trop sensible et qu’il ne savait pas se positionner assez fermement. Elle supposait donc qu’il serait nécessaire de l’accompagner pour développer son assertivité et le sortir de son mal-être.

Nous demandâmes, avant de proposer une intervention plus poussée, à rencontrer Francis, Loïc et quelques membres de chacune des équipes. Très rapidement, notre enquête permit de mettre en lumière différentes interactions récurrentes :

  • Les relations étaient très bonnes entre les membres des deux équipes
  • Les relations étaient également très bonnes entre Loïc et les membres des équipes
  • Les propositions « participatives » de Loïc pour accompagner les équipes vers la restructuration étaient appréciées par les équipes
  • Régulièrement, en l’absence de Loïc, Francis descendait sur le plateau des équipes ou se rendait sur les différents chantiers en cours et remettait en cause les actions menées par Loïc
  • Loïc échangeait peu avec Francis car il disait ne pas avoir le « mode d’emploi » pour parler avec lui

L’ensemble de ces interactions récurrentes mettent en lumière une double contrainte assez fréquente dans le cadre du management et que l’on pourrait positionner dans la classe des disqualifications. En effet, Loïc est positionné comme manager intermédiaire depuis un an et Francis continue d’interagir directement avec ses N-2 sans en parler avec Loïc et, qui plus est, en remettant en cause ses actions.

La double contrainte s’exerce ainsi :

  • Message 1 : tu es le manager car je t’ai fait nommer à ce poste
  • Message 2 : tu n’es pas le manager (implicite véhiculé par la disqualification)
  • Fréquence : importante
  • Relation : forte entre les membres de l’équipe, Loïc et l’entreprise
  • Conséquence : productivité en baisse, plaintes de clients, mal-être et arrêts maladie de Loïc

Nous pouvons à nouveau voir dans cet exemple comment une double contrainte entraîne un mal-être important chez Loïc et par conséquent sur ses équipes dans cette période de transition. Si Loïc suit le message 1, il est perdant car disqualifié et s’il suit le message 2, il est perdant car ne peut assumer sa mission, ce qui est contre ses valeurs. Il ne peut se résoudre à quitter une entreprise dans laquelle il travaille depuis longtemps et a de nombreux amis. Il se réfugie alors dans des arrêts maladie, ce qui laisse plus de place à Francis pour le disqualifier et apporter la preuve qu’il n’est pas à la hauteur. Idéalement, dans cette situation, nous aurions pu accompagner Francis à accepter la délégation vers Loïc et à respecter son rôle de manager. Cependant, comme il n’était pas ouvert à ce type d’accompagnement, nous avons choisi d’accompagner Loïc, comme nous l’avait suggéré la DRH, à modifier son comportement relationnel vers Francis, afin, par le jeu des co-influences comportementales, de l’amener à modifier son propre comportement vers Loïc et les équipes.

On peut également repérer une autre double-contrainte dans cette situation émanant de la DRH qui a nommé Loïc à ce poste car il s’entendait très bien avec les équipes du fait de ses qualités humaines et de sa gentillesse :

  • Message 1 : Sois gentil et sensible (il est promu ces qualités qui entraînent de bonnes relations)
  • Message 2 : Ne sois pas gentil et sensible (coaching pour être moins gentil et sensible)
  • Fréquence : moyenne
  • Relation : forte car influençant la suite de sa carrière dans l’entreprise
  • Conséquence : participe au mal-être de Loïc

Pour résoudre le problème, un premier travail de sensibilisation fut fait auprès de la DRH avec diagnostic à l’appui afin qu’elle fasse alliance avec Loïc et soit soutenante, sortant ainsi de la seconde double contrainte. Loïc fut ensuite accompagné effectivement pour développer son assertivité. Cependant, ce développement se fit non pas dans le but de manager différemment les équipes mais bien pour manager et challenger son propre manager. Ce changement d’attitude rassura celui-ci qui put alors définitivement déléguer le management des équipes à Loïc, le libérant de la première double contrainte. Il put alors accompagner efficacement les équipes vers la transition.

 

Notre troisième étude de cas puise ses sources dans l’accompagnement d’une manager que nous avons rencontrée alors qu’elle vivait une expérience particulièrement difficile avec trois de ses managers intermédiaires. Nous l’appellerons Sophie. Elle manageait une équipe d’une soixantaine de collaborateurs avec 6 managers intermédiaires. L’entreprise officiait dans le domaine du loisir et sa culture relevait à la fois du paternalisme et de la démocratie. Depuis plus d’un an, Sophie subissait les assauts de trois de ses collaboratrices directement rattachées et qui l’accusaient de harcèlement et de malveillance dans son management. Deux autres collaboratrices avaient quitté l’entreprise avec accusations à la clef et procès prud’homal. L’ambiance dans l’ensemble de l’équipe s’était considérablement dégradée. Ne sachant comment gérer la situation, le manager de Sophie en accord avec la DRH décide de commander un diagnostic auprès d’un cabinet de consultant.

La double contrainte viendra dans ce cas de l’intervention du cabinet, appuyé un temps par la hiérarchie et la DRH qui finiront par faire marche arrière. Après avoir audité l’ensemble des managers intermédiaires, la consultante convoqua Sophie. Celle-ci vécut cet entretien comme une agression et ne souhaita pas se rendre aux rendez-vous suivants. La consultante, son manager et la DRH lui firent alors entendre qu’elle se rendait coupable aux yeux de ses collaborateurs si elle refusait la procédure. La double contrainte pouvait alors s’opérer :

  • Message 1 : Si tu ne suis pas la procédure ça te rend coupable
  • Message 2 : Si tu suis la procédure, tu es coupable (ce que dit le la consultante)
  • Fréquence : importante sur un temps court
  • Relation : forte car très impliquée depuis 30 ans dans l’entreprise
  • Conséquences : Déstabilisation importante avec effets sur la santé de Sophie

Conscients de la difficulté pour Sophie, sa hiérarchie et le DRH décidèrent de la faire accompagner. Une lente reconstruction fut nécessaire afin qu’elle soit en mesure d’affronter à nouveau ses équipes et de reprendre le lead dans la relation avec les trois collaboratrices difficiles. Un appui hiérarchique à l’occasion de la restitution de l’audit permit de sortir de la double contrainte.

 

Les doubles contraintes entrent dans une catégorie que l’on pourrait nommer « communication dysfonctionnelle ». De fait, elles génèrent une importante souffrance qui peut se traduire par des comportements d’adaptation variés parmi lesquels on retrouve une grande partie de ce qui constitue les risques psychosociaux et leurs conséquences : souffrance, mal-être, stress, psychosomatisations, comportements à risque, dépression, angoisse, addictions, suicides… Il est important de pouvoir les repérer rapidement afin de pouvoir les désamorcer avant qu’elles n’aient engendré trop de dégâts. Pour ce faire, un diagnostic précis des boucles d’interactions devra être mis en place afin de les repérer et de trouver le meilleur moyen de les contrer.