Nous avons vu dans l’épisode 5 qu’il existe des réalités de premier ordre, factuelles, et des réalités de second ordre qui émanent de nos représentations. Le sens que nous donnons aux évènements divers, à nos expériences, nos avis, nos idées, nos opinions se construisent tous en second ordre avec quelques éléments factuels néanmoins. Lorsque nous échangeons les uns avec les autres, nous n’avons pas forcément toujours les mêmes points de vue sur tout et c’est bien normal. Le réflexe premier de beaucoup d’entre nous est de vouloir convaincre l’autre de son point de vue et pour cela, nous utilisons toute une armada d’arguments que nous opposons aux arguments de l’autre. Plus l’autre argumente en sens contraire du notre et plus nous argumentons à notre tour et vice versa. L’augmentation de l’énergie que nous déployons engendre l’augmentation de l’énergie de l’autre. C’est un peu comme un bras de fer verbal. On pense alors bien souvent que l’autre ne veut pas comprendre, qu’il résiste et on ne voit pas toujours que notre insistance entraine cette résistance. Il en résulte ce que l’on nomme une escalade symétrique qui peut parfois aboutir à des conflits violents. Ce qui est certain, c’est que chacun en ressort en colère, triste parfois et l’aboutissement de ce type d’interaction est rarement constructif. Pourtant, nous les vivons souvent à des degrés plus ou moins importants en termes de charge émotionnelle. Et nous avons alors le sentiment de subir quelque chose sur lequel nous n’avons pas la main. L’autre est tellement têtu, buté. Et dans certaines situations c’est sûrement le cas et, en même temps, l’autre ne se dit-il pas la même chose de nous ?
- Observons la famille Dubouillon
Imaginons Martine et Alain, les grands-parents maternels :
– Martine : «Pour le salon, je crois qu’on devrait mettre du papier peint, qu’en penses-tu ? »
– Alain: « C’est un peu vieillot le papier peint.»
– « Pas du tout, c’est très tendance. Tu ne sais pas ce qu’est le bon goût ! »
– « Si je sais ! Le bon goût c’est d’avoir les mêmes goûts que toi ! »
– « Pas du tout, qu’est-ce que tu insinues ? »
– « Que tu sais toujours ce qui est bien et mon avis ne compte pas, ça dure depuis plus de quarante ans ! »
– « N’importe quoi ! Je suis ouverte sur l’avis des autres.»
– « A condition qu’ils soient d’accord avec toi !»
– « Je ne suis pas comme ça ! »
– « Arriver à ton âge et être aussi peu clairvoyante ! »
– « Ah si, j’y vois clair, crois-moi… si je ne donne pas mon avis, on fera toujours comme Monsieur a décidé ! »
– « C’est ça, c’est toujours toi qui a le dernier mot ! »
Et la discussion, si l’on peut encore parler de discussion, peut se poursuivre indéfiniment ou alors s’arrêter pour un temps et reprendre plus tard. Car tout cela demande beaucoup d’énergie et à l’âge des grands-parents Dubouillon, il convient de se ménager un peu. En même temps, ils semblent avoir un certain entrainement et peut-être cela contribue-t-il à leur bonne santé, un peu comme un exercice quotidien…
- Et s’ils souhaitent faire évoluer cette situation ?
Comme vous l’avez déjà compris, je ne suis pas pour les évolutions à tout prix. Chacun est libre de choisir comment il a envie de vivre ses relations familiales, de couple ou autres. Les groupes humains ont tous des règles de fonctionnement implicites et il n’est pas toujours bon de les changer car cela peut déstabiliser énormément les membres du groupe. Et peut-être Martine a envie de changer les choses mais pas Alain ou bien le contraire. Encore un point de désaccord qui va engendrer une escalade symétrique. C’est bien connu, on ne peut changer les choses que si tout le monde veut changer et pour cela, il faut convaincre ceux qui ne veulent pas et donc argumenter. On n’en sort pas car l’escalade va reprendre. A ce rythme-là on se fait le Mont Blanc dans la journée et l’Everest chaque semaine ! C’est épuisant… non, je crois qu’il faut laisser les choses en l’état et faire avec. C’est la vie, c’est comme ça dans les couples et les familles. Mieux vaut se faire une raison…
Pourtant, si l’un des deux voulait faire évoluer la situation, il y aurait bien une possibilité même si l’autre n’est pas d’accord. Je sais que vous pensez que ce n’est pas possible et heureusement que vous n’êtes pas devant moi sinon je risque de vouloir vous convaincre et on sera parti pour une bonne grimpette, au minimum le Puy de Dôme ! Je vais quand même vous en parler planqué derrière mon ordinateur. Pour cela, je vais commencer par faire un rappel sur les co-influences comportementales que nous avons évoquées à l’occasion de l’épisode 3. Nous influençons toujours l’autre qui nous influence également. Ceci implique que chacun va s’adapter à l’influence qu’il subit. C’est d’ailleurs exactement ce qui se passe dans les escalades symétriques. Aussi, si je change ma manière d’influencer l’autre, il va forcément modifier sa réaction. Encore faut-il trouver la bonne influence et ça va demander pas mal de recul, de réflexion, de prise de hauteur et l’un de nos deux grands-parents Dubouillon aura-t-il vraiment envie de faire cet effort ? Pas sûr, c’est parfois plus simple de se laisser emporter par la vague qui arrive, quand bien même il s’agirait d’un Tsunami.
Quoi qu’il en soit, s’ils voulaient tenter l’expérience, ils pourraient s’entraîner à l’aïkido. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas, l’aïkido est un sport défensif qui propose d’utiliser la force et l’énergie de l’autre pour le neutraliser dans son attaque. Et comme dans les relations interpersonnelles, nous mettons de la force et de l’énergie, particulièrement lorsque qu’on entre dans une escalade symétrique, il est donc possible d’utiliser ce que j’appelle la technique de l’aïkidoka. Imaginons par exemple qu’Alain, plutôt que de s’opposer au papier peint proposé par Martine, fasse le choix de s’intéresser aux raisons de ce choix, à ce qu’elle aime particulièrement dans le papier peint. Il y a fort à parier qu’elle sera au bout de quelques échanges davantage en aptitude de s’intéresser à l’avis de son mari et à ses propres goûts. Comme Alain n’oppose plus une force contraire, elle n’a pas besoin de le faire non plus. Et ils vont pouvoir cheminer en terrain plat avec sûrement quelques bosses de temps en temps mais rien à voir avec les sommets qu’ils atteignent bien souvent. Je ne sais pas ce que vous feriez à la place d’Alain mais, personnellement, je ne suis pas sûr qu’il ait envie de tenter l’expérience. C’est un gros changement tout de même ! Et comme on l’a vu dans l’épisode 4, tout est une question d’objectif. Que veut véritablement Alain dans cette situation ? C’est bien à lui de décider et à personne d’autre.
- Observons la famille Dubouillon
Imaginons maintenant Sandrine, la mère et Florence, sa sœur :
– Sandrine : « Maman m’a appelé hier soir, elle est toujours aussi insupportable ! »
– Florence : « Je ne trouve pas. Avec moi, ça se passe toujours bien »
– « Tu veux donc dire que c’est de ma faute ?»
– « Ben c’est vrai que t’es pas toujours facile avec elle !»
– « C’est moi qui ne suis pas facile avec elle ? Tu as vu comment elle me traite ?»
– « Tu sais, elle n’est plus si jeune, il faut la ménager. »
– « Et moi, elle me ménage peut-être ? »
– « J’ai parfois l’impression que tu n’es jamais sorti de ta crise d’ado quand tu es avec elle. »
– « C’est facile pour toi, tu as toujours été l’exemple à suivre, la bonne fifille à sa maman ! »
– « C’est faux ! Mais je ne prends pas tout au pied de la lettre comme toi. Maman est ce qu’elle est, et elle a plein de bons côtés. »
– « Je ne les ai pas encore découverts ! »
– « Tu ne dois pas regarder où il faut ! »
Oups ! Voilà nos deux frangines parties pour une bonne randonnée en altitude… La bonne nouvelle c’est qu’elles ne vont pas se perdre car elles connaissent le chemin par cœur. Plus de vingt ans qu’elles le pratiquent régulièrement !
- Et si elles souhaitent faire évoluer cette situation ?
Je ne sais pas si l’une d’entre elle aurait envie de modifier quelque peu l’itinéraire ? En fait, je pense que peut-être elles en ont envie toutes les deux car sur le fond, elles s’adorent et elles en ont sûrement par-dessus la tête de se laisser ainsi emporter par leurs émotions. Et soyons indulgent avec elles car ce n’est pas si simple. On connait tous plus ou moins ces situations et on sait la difficulté à faire évoluer les choses. Il serait donc nécessaire que l’une des deux prenne la décision de s’entraîner à l’aïkido et peut-être ça pourrait rendre leur chemin relationnel moins chaotique. Ça pourrait être Florence, en interrogeant sa sœur sur ce qu’elle ressent face à sa mère par exemple ou encore Sandrine en demandant à sa Florence comment elle s’y prend pour que la relation soit bonne. Il y aurait bien sûr plein d’autres chemins et tous passeront sûrement par un intérêt pour le point de vue de l’autre. Ainsi, de deux forces contraires qui s’opposent et s’annulent, on peut passer à deux forces jointes qui se complètent et s’additionnent. Mais on ne peut pas toujours y arriver et encore faut-il que l’une de nos deux sœurs décide de tenter l’aventure…
En résumé:
- S’opposer au point de vue de l’autre entraîne régulièrement des escalades symétriques.
- L’insistance entraîne de la résistance et donc une insistance contraire.
- Plus je mets de l’énergie contraire et plus l’autre fait la même chose.
- Les co-influences comportementales impliquent que pour sortir d’une ascension, il suffit qu’un des acteurs fasse la démarche.
- Utiliser la technique de l’aïkidoka permet de neutraliser l’énergie contraire et donc l’ascension.
- Pour utiliser cette technique, il convient généralement de s’intéresser au point de vue de l’autre.