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Systémicien, un métier d’avenir?

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Par Frédéric Demarquet –

Un constat – 

Les sociétés modernes sont en marche vers une complexification grandissante qui impacte de nombreux domaines : les organisations, la vie sociale, familiale, associative, l’écologie, la politique, l’économie… et bien d’autres encore. Les raisons sont multifactorielles : la démographie galopante, la mondialisation, les nouvelles technologies, l’hyper-développement dans de nombreux secteurs, l’hyper-libéralisme, les évolutions sociétales dans leur globalité, le réchauffement climatique…

Des solutions sont sans cesse recherchées pour s’adapter à ces changements qui nous chalengent au quotidien. Chacun, individuellement et collectivement va inventer de nouvelles façons de faire, d’être, de nouveaux comportements. Les pays, comme les entreprises, travaillent sans relâche à éteindre les incendies, à calmer le jeu tout en gardant le cap. Quand ils le peuvent, ils tentent d’anticiper. Ils se réunissent régulièrement pour mettre en commun ce qui peut l’être. Mais force est de constater que la complexité engendrant de la complexité, l’avenir parait de plus en plus incertain. Loin de moi l’idée du pessimisme et du catastrophisme. Simplement, il devient plus compliqué de se projeter au-delà de quelques années tant les sujets en évolution rapide sont nombreux. Et les prévisions sont bien souvent rattrapées par des écarts importants entre ce qu’elles furent et ce qui se passe en temps réel.

Tout ceci engendre des inquiétudes, un climat anxiogène, des tensions de plus en plus nombreuses qui semblent se manifester sur l’ensemble de notre planète. On les retrouve au quotidien dans les relations interpersonnelles, au travail, entre différentes instances sociales et bien sûr dans les relations internationales. Nous n’avons jamais consommé autant de médicaments pour calmer nos angoisses et nos dépressions, sans parler d’autres drogues, d’alcool, de sucre. Les arrêts maladie se multiplient pour causes psychologiques, le mot burn-out est entré dans notre vocabulaire courant, les agressions sont légion. Tout ceci entraîne des problèmes de santé publique importants et parfois même, on entend des jeunes gens se demander s’ils souhaitent mettre au monde des enfants dans ce contexte.

Je crois qu’on peut avancer que nos sociétés traversent non seulement une crise, mais des crises multiples qui se renforcent les unes au contact des autres. Cette période est inédite, bien que nous ayons historiquement traversés de nombreuses époques fort compliquées. Cet article se propose de regarder en quoi la systémie peut apporter sa contribution pour traverser ses zones de turbulences en limitant les dégâts et peut-être arriver vers une prochaine accalmie dans des conditions acceptables. Pour ce faire, une question se pose : systémicien pourrait-il devenir un métier d’avenir pour aborder la complexité qui s’intensifie au fil des années ?

 

Les systèmes vivants

La systémique est une science qui se propose d’observer les systèmes vivants en s’appuyant sur la théorie des systèmes et certaines théories complémentaires. Définissons tout d’abord ce qu’est un système : un ensemble d’éléments qui interagissent entre eux, s’influencent les uns les autres et s’organisent selon des règles qui leurs sont propres pour maintenir un certain équilibre et assurer leur survie. Un être humain en soi est un système au sein duquel se jouent de nombreuses influences au niveau physiologique, émotionnel, cognitif ou encore comportemental. Physiologiquement, il est composé d’une foultitude de sous-systèmes (nerveux, sanguin, digestifs…) eux-mêmes composés de différents éléments et d’autres sous-systèmes encore plus petits. L’ensemble interagit avec les émotions, la pensée et le comportement. Un être humain interagit également avec son environnement : son couple, sa famille, ses amis, son entreprise, la nature… Il influence ces autres systèmes et est influencé en retour. Ainsi, l’homme influence-t-il le climat qui l’influence en retour. Un manager influence son équipe qui l’influence en retour. Une mère influence sa fille qui l’influence en retour. Mes émotions influencent mes pensées qui influencent mes émotions… On parle alors de co-influences circulaires entre les différents éléments d’un système.

Au cœur du vivant, tout est système. On pourrait parler d’une mise en abîme systémique : en effet, chaque système, du plus petit comme un organisme unicellulaire au plus grand comme l’univers, est un sous-système d’un système plus large. Et il peut y avoir plus petit que le plus petit comme le démontrent les sciences quantiques et peut-être plus grand que le plus grand mais nous ne sommes pas encore en mesure de l’observer. De manière arbitraire, nous tendons à délimiter les systèmes pour mieux les appréhender : familles, groupes sociaux, équipes, groupes d’appartenances variées, pays, planètes, galaxies… Ce faisant, nous créons des frontières conscientes ou moins conscientes et celles-ci invitent au cloisonnement et participent à limiter notre vision et nos observations des interactions en œuvre. Enfin, il existe des systèmes inertes comme par exemple un ordinateur, mais ceux-ci répondent à des principes de sciences dites exactes et ne sont pas l’objet de cet article bien qu’ils puissent grandement influencer les systèmes vivants. Les nouvelles technologies par exemple ont engendré une énorme révolution dans les comportements humains.

 

Complexité, influences, normes et théories

Chaque système est éminemment complexe dans le sens où il existe une telle quantité d’interactions en son sein que l’être humain ne peut en appréhender qu’une très faible quantité. Edgar Morin, qui fut le penseur de la complexité en France, citait souvent cette phrase de Blaise Pascal « je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus de connaître le tout sans connaître les parties ». Et comme il semble impossible de connaître le tout, pas plus que de connaître les parties, alors, tout effort d’une connaissance totale semble vouée à l’échec. Nous nous retrouvons là face à un paradoxe certain. La seule issue serait alors d’abandonner l’idée d’une connaissance des systèmes dans leur ensemble et de trouver un autre moyen de les appréhender. Et ce n’est pas simple, car la connaissance est bien souvent, dans notre imaginaire, et sûrement dans nos aspirations, synonyme de contrôle. Aussi, perdre une partie de la connaissance suppose un lâcher-prise bien difficile à orchestrer. Notre condition d’être humain pensant nous pousse à en savoir toujours plus et à expliquer l’ensemble des évènements que nous rencontrons selon des principes de causalité. Aussi, parfois (sinon très souvent), avons-nous la tentation des créer des théories sur des phénomènes forts complexes et celles-ci enferment notre pensée dans des schémas sclérosés qui limitent nos champs d’observation. Prenons un exemple de la vie de tous les jours : imaginons une femme qui, lorsqu’elle croise ses voisins de quartier, ne leur dit pas bonjour. Ils en déduisent que cette femme est impolie et ils l’évitent. Les voisins ont donc généré une théorie sur cette femme. Or, il s’avère que celle-ci souffre d’une dégénérescence oculaire et qu’elle ne les reconnait pas. La théorie permet d’expliquer mais n’est vraie que pour les personnes qui la soutiennent. Ainsi, pendant de nombreux siècles, les humains pensaient que la terre était plate, entre autres parce qu’ils observaient les phénomènes de marées sans avoir la connaissance de l’attraction lunaire et solaire. De la théorie, on peut rapidement passer à la norme qui à nouveau tend à limiter notre champ d’observation et d’interprétation. Par exemple, pendant de nombreuses années, on pensait que pour réussir dans la vie, il fallait faire des études scientifiques. Aussi, inscrivait-on ses enfants dans des filières adaptées, qu’ils soient doués ou non pour les sciences et sans voir qu’ils avaient peut-être des dons dans d’autres domaines. Sûrement cette théorie reposait sur quelques observations qui devinrent généralité. Progressivement, une norme s’installa et les jeunes qui ne cadraient pas avec celle-ci étaient condamnés à un échec annoncé. Et s’ils adhéraient eux-mêmes à cette norme, il y a fort à parier qu’ils allaient se retrouver dans une situation difficile ne serait-ce que par le manque de confiance engendré par cette croyance. Et du coup, la preuve était faite qu’il fallait faire des études scientifiques pour réussir. Mais ceci suppose une méconnaissance des interactions nombreuses et complexes entre la norme et le résultat d’échec. Certaines parties de la construction du problème sont occultées. On ne voit qu’une partie de la complexité interactionnelle et bien souvent celle qui cadre avec ce en quoi on croit. Et c’est bien naturel car il est beaucoup plus difficile d’appréhender l’inconnu.

Aborder la complexité des systèmes vivants pas l’observation sans s’appuyer sur des théories figées serait donc une piste intéressante. N’est-ce pas du reste ce qu’ont fait pendant de nombreuses décennies les anthropologues pour entrer en relation avec des peuples autochtones et retirés ? Grégory Bateson, l’un des pères de la systémique appliquée aux sciences humaines, instruisit la majorité de ses travaux par ce type d’observations. Il se trouva cependant vite confronté à un autre problème : comment observer un système vivant sans l’influencer par sa présence ? En effet, la théorie de l’information nous dit qu’on ne peut pas ne pas communiquer et par conséquence, on ne peut pas ne pas influencer. Se placer à l’extérieur d’un système en niant son influence sur celui-ci pourrait être une sérieuse erreur. N’est-ce pas d’ailleurs celle que font les êtres humains avec la nature depuis de nombreuses années. Ils ne se voient pas comme faisant partie de la nature et, par conséquent, ils agissent sur elle dans une volonté de contrôle, sans tenir compte des effets de leurs influences. Est-ce par ignorance ou par arrogance ? Peut-être un peu des deux et la nature nous fait savoir aujourd’hui par effet de rétroaction que ceci ne lui convient pas du tout. Elle nous influence comme nous l’influençons. Toujours la circularité dans la complexité.

Un systémicien devrait donc comprendre les systèmes sans les comprendre, les aborder sans les influencer, éviter de se noyer dans la complexité et néanmoins mener à bien certaines missions pour lesquelles on le mandaterait. Arrivé à ce stade de l’article, la tentation de créer une théorie sur l’avenir du métier de systémicien voué à l’échec serait bien justifiée…

 

Interaction, trame relationnelle et effets d’accélération

Tout est relation dans notre vie de tous les jours et dans nos métiers. Nous nous construisons dans la relation à soi et aux autres. Nos réussites comme nos échecs se façonnent dans l’interaction avec d’autres personnes. Cette trame relationnelle d’une richesse infinie est notre quotidien. Qu’on en soit conscient ou non, elle existe bel et bien. Plus le monde s’ouvre sur le monde et davantage élargissons-nous l’étendue de cette toile qui nous relie. C’est ainsi que, pour les plus anciens d’entre nous en tout cas, nous ressentons que les environnements dans lesquels nous vivons se complexifient. En effet, nous pressentons confusément combien nos vies sont soumises à des influences de plus en plus nombreuses sur lesquels nous semblons ne pas avoir la main. Et ceci peut devenir source de stress et de souffrance. Le sentiment de perdre le contrôle s’intensifie. De plus, ces relations multiples entre une foultitude d’éléments entraînent des effets d’accélérations parfois très inquiétants. Ceux-ci sont éminemment systémiques et sont une résultante de la complexité interactionnelle. En effet, plus les systèmes prennent d’ampleurs et plus ils subissent d’influencent multiples qui entraînent des conséquences qui en entraînent d’autres… C’est l’une des raisons principales qui font actuellement revoir aux scientifiques leur calendrier prévisionnel du réchauffement climatique. C’est également l’une des explications de l’accroissement des crises économiques, politiques et sociales. Ces crises à des niveaux macros ne sont pas sans conséquence à des niveaux davantage micros : entreprises, familles, équilibres personnels… Et ceci peut aggraver les crises plus globales. Ainsi, par exemple, des individus peuvent souffrir de certaines situations professionnelles liées à certaines crises au niveaux organisationnel.  Organisations qui elles-mêmes subissent des phénomènes nouveaux liés à des accélérations en lien avec la mondialisation. Et parfois, pour se protéger, ces mêmes individus commencent à développer certains comportements, comme par exemple éviter certaines entreprises qui ne peuvent du coup plus recruter, ce qui vient ajouter des problèmes aux problèmes et accélère des processus qui sont déjà en route.

La systémique se propose d’appréhender autrement toutes les situations complexes. En effet, tout systémicien qui possède un bagage solide apprend à observer la construction des problèmes comme des solutions par le recueil de certaines informations précises et en assumant pleinement son non savoir sur une grande majorité des processus en jeu. La théorie des systèmes nous dit qu’en agissant sur une toute petite partie d’un système, l’ensemble de celui-ci va évoluer par effet d’influences et d’adaptations pour maintenir son équilibre. Aussi, le systémicien va-t-il exercer certaines micro-pichenettes à des endroits définis tout en assumant l’influence qu’il peut avoir sur les systèmes qui font appel à lui. Il va tendre à rendre ces influences stratégiques dans le sens où elles vont volontairement contribuer aux évolutions attendues par le système lui-même. La complexité est pour le systémicien son terrain de jeu : en effet, plus un système est complexe, plus les interactions sont multiples et plus les possibilités de le faire évoluer sont importantes. Pour autant, faut-il que le systémicien soit aguerri pour gérer les multiples influences qu’il va lui-même vivre et en faire autant d’opportunités. En effet, pour un systémicien, chaque information véhiculée dans un système porte en elle des possibilités intéressantes. Il n’est pas de mauvaises informations. Ainsi, dans un jeu circulaire et par régulations successives, va-t-il accompagner chaque système demandeur jusqu’à réduire suffisamment les écarts entre les situations qui posaient problèmes et les situations attendues. Et pour ce faire, il va pour un temps s’inclure dans le système.

 

De l’holistique à la précision

Les approches systémiques invitent à faire des aller-retours constants entre une vision holistique et des gestes précis et cliniques. En effet, il convient pour un systémicien de repérer par le moyen de grilles de lecture précises certaines influences spécifiques, tant bénéfiques que contre-productives qui parfois proviennent d’éléments a priori très éloignés, tout en opérant de manière chirurgicale dans une zone définie, offrant par effet de capillarité des adaptations dans l’ensemble du système. Pour poursuivre avec l’analogie médicale, ce n’est pas parce que j’ai mal dans la jambe que l’on doit opérer ma jambe. Peut-être la cause est dans une autre zone de mon corps. Ainsi, ce n’est pas parce que les collaborateurs d’une équipe sont stressés qu’il faut agir forcément sur leur stress. Parfois oui, parfois non. Une correction organisationnelle sera parfois plus économique et intéressante. Et pourtant, dans certains cas, agir sur leur stress pourrait peut-être leur permettre de mettre en place des solutions qui feront également bouger la ligne hiérarchique et l’organisation dans un mouvement circulaire. Il n’y a donc pas de règle ni de théorie, pas plus que de solutions clés en main. Le sur-mesure est le quotidien du systémicien qui forge ses outils au fur et à mesure qu’il construit ses interventions. Bien sûr, l’ensemble de son savoir repose sur des connaissances solides et approfondies, ainsi que sur son expérience qui vont le guider dans une collaboration constante avec les systèmes qu’il accompagne.

 

Une compétence transverse

Un systémicien n’est pas un expert des sujets, mais il possède une expertise sur le fonctionnement complexe des systèmes, sur l’interaction, la relation circulaire entre les différents éléments et sur des modes spécifiques d’analyse et d’accompagnement des systèmes vivants vers des équilibres plus adaptés pour eux. Parfois, son travail va se limiter à faire des diagnostics systémiques et à mettre en lumière certains éléments dont les systèmes vont pouvoir s’emparer pour évoluer plus favorablement. Il laisse alors la main aux systèmes eux-mêmes ou (et) à des experts de certains sujets qui prendront le relai. Cependant, à l’occasion du diagnostic, il ne pourra pas ne pas influencer le système et devra donc veiller à ce que ses influences soient bénéfiques pour le système, ses besoins et ses attentes. D’autres fois, il sera mandaté pour accompagner la résolution de problèmes, certains changements ou encore le développement de compétences non techniques. Passé la phase de diagnostic, il poursuivra ses investigations par un accompagnement à la fois pragmatique et stratégique des changements souhaités.

 

La systémie s’est vulgarisée ces dernières années dans le domaine de la psychologie, du coaching ou encore du conseil organisationnel. Outre la spécificité qu’en ont fait certains praticiens thérapeutes, coachs ou consultants, il semble qu’une ère nouvelle s’ouvre et offre dans de nombreux secteurs une compétence transverse systémique. En effet, moult contextes et métiers œuvrant dans la complexité peuvent bénéficier d’un regard systémique sur certaines situations : les organisations sont déjà en chemin, mais on peut penser à l’écologie, aux métiers de la nature globalement, à l’économie, la politique, le social, l’éducation, le médical, les métiers de la criminalité… Et je parle bien ici d’une compétence transverse : comme on recrute un responsable qualité, peut-être verra-t-on très bientôt des entreprises, des services sociaux, des associations, des ministères, des gouvernements ou autres, dans des domaines très variés, recruter leur systémicien pour mieux aborder les complexités grandissantes et créer des effets d’accélération positifs et bénéfiques plutôt que de subir trop fortement ceux qui engendrent des difficultés. Et ceci pourrait avoir des effets vertueux sur les personnes et les collectifs mais également sur la qualité, les résultats, la productivité et la société en général. Outre dans l’accompagnement et la résolution, la systémie peut tout aussi bien trouver sa place dans l’anticipation et la recherche.

Quand verra-t-on des offres d’embauche pour des systémiciens ? En ces périodes perturbées et de grands chalenges, feront-ils partie des solutions ? Systémiciens serait-il un métier d’avenir ?