Par Frédéric Demarquet – Nos émotions se manifestent dans bien des situations et régulièrement nous jouent des tours. Elles sont multiples et se présentent à nous avec des intensités variables. Parfois elles nous semblent adaptées, parfois moins. Nous ne les comprenons pas toujours. En effet, elles ont un langage qui leur est propre et qui peut dans certaines situations nous dérouter. Il arrive qu’elles s’emballent et ceci nous entraîne dans certaines extrémités désagréables, voire insupportables. Comment apprendre à cohabiter avec elles ? Peut-on mieux les maîtriser ? Faut-il les contrôler ? Quelle est leur raison d’être ? Voici quelques questions auxquelles cet article se propose d’apporter un éclairage.
Tout d’abord, envisageons nos émotions parmi d’autres éléments qui composent la trame relationnelle que nous entretenons avec nous-mêmes et avec les autres. Lorsque nous vivons une situation quelle qu’elle soit, en réel comme en imaginaire, celle-ci se construit par le moyen de comportements, de représentations, de ressentis physiologiques et d’émotions. Par exemple, Nathalie doit présenter ses résultats devant le comité de direction. Elle se comporte avec réserve, elle voit le comité de direction comme des personnes qui la jugent et ne se sent pas à la hauteur, elle a une boule au ventre et elle éprouve du trac. Celui-ci est assimilable à l’émotion peur. Ainsi, l’expérience que vit Nathalie se nourrit de l’ensemble de ces éléments qui interagissent entre eux : sa représentation du comité de direction et d’elle-même déclenche la peur qui entraine la boule au ventre et engendre son attitude de réserve. Chaque élément (cognitif, émotionnel, physiologique et comportemental) influence les autres et tend à les renforcer.
Envisageons maintenant le comité de direction dans cette situation. Ils observent Nathalie et interprètent son comportement. Par exemple, l’un des participants qui voit sa réserve se dit qu’elle est froide et distante. Et comme il n’apprécie pas les gens froids et distants, cela l’agace (émotion colère). Il ressent de l’impatience, une sorte de fébrilité intérieure et il pose des questions de manière cassante et agressive. Nathalie s’en aperçoit et valide ce qu’elle définit comme un fait : elle est jugée et n’est pas à la hauteur. Ainsi, l’ensemble des éléments internes qui constituent l’expérience de Nathalie et qui s’influencent les uns les autres vont également influencer, par le bais de l’interaction (relation vers l’externe), les membres du comité de direction. Chacun va vivre une expérience singulière de cette situation par le moyen de ses propres représentations, ressentis et émotions qui vont engendrer des comportements et une interaction en retour vers Nathalie. Et celle-ci sera à son tour influencée par le comité de direction et, dans une vision circulaire, par elle-même.
Ainsi, il est important d’envisager les émotions comme un éléments constitutif de la trame de construction de nos expériences et en relation avec d’autres éléments. Cette prémisse posée, nous allons maintenant définir plus précisément le rôle des émotions. Comme l’ensemble des êtres vivants sur notre planète et des écosystèmes constitués, entre autres, d’une multitude d’être vivants, les humains sont ce que l’on peut nommer des systèmes à auto-régulation. Par exemple, lorsque nous subissons une invasion microbienne ou virale, notre cerveau envoie un message à nos petits guerriers que sont les anticorps et ceux-ci vont entrer dans le champ de bataille pour éliminer l’ennemie. Notre température va également s’élever pour créer un habitat hostile aux envahisseurs. De la même manière, si nous fatiguons de manière trop intense un muscle ou une articulation, une douleur va se manifester pour nous dire de prendre soin de cette partie de notre corps. Et si nous insistons, la douleur va s’intensifier jusqu’à nous faire renoncer. Ainsi fonctionnent les mécanismes d’auto-régulation dans notre corps : lorsqu’un déséquilibre survient, certains capteurs reçoivent un message et « ordonnent » à d’autres instances de mettre en place une réponse dans le but de maintenir l’équilibre de l’ensemble. Bien souvent, ceci se joue à des niveaux inconscients, comme pour les anticorps et parfois, le message est adressé directement à notre conscience, comme pour la douleur.
Et les émotions dans tout cela ? Elles se présentent comme le moyen de régulation qu’a développé notre cerveau qui nous alerte sur des déséquilibres particuliers pouvant nous mettre en difficulté, voire en danger. Tous les êtres humains doivent nourrir des besoins qui participent, pour certains à notre survie, pour d’autres à notre épanouissement et bien souvent aux deux en même temps. Ainsi, les besoins peuvent se classer en quatre catégories : physiologiques, sécurité, sociaux et réalisation de soi.
Lorsque nos besoins physiologiques comme manger, boire ou dormir ne sont pas suffisamment comblés, le système d’alarme qui se met en place est corporel : sensation de faim, de soif ou de fatigue. Nous pouvons alors écouter les messages et réguler ce qui doit l’être pour nous maintenir en bonne santé. Imaginez quelqu’un qui ne ressentirait plus la faim, la soif ou la fatigue : il serait en grand danger.
Lorsque nos besoins de sécurité se mettent en alarme, c’est la peur qui nous renseigne sur le manque. En effet, celle-ci nous dit de manière plus ou moins criante : « mets-toi en sécurité ! ». Si nous savons l’écouter, nous ferons ce qui est nécessaire et le système d’alerte se taira. Par exemple, si je croise un ours dans la forêt, ma peur va déclencher le comportement adapté pour me protéger. De plus, lorsque la peur est forte, dans le cas de grands dangers, le stress qui en résulte va engager d’autres mécanismes de régulation comme la sécrétion d’hormones qui va participer à booster notre vigilance, notre rapidité, notre énergie ou encore notre force. C’est la peur qui nous permet d’être prudent à l’occasion de certaines. Au moyen d’apprentissages, elle nous invite à modérer nos comportements sans même se manifester. Nous avons par exemple appris à être prudent sur la route par peur du danger et sans pour autant ressentir la peur constamment. Ecouter nos peurs, c’est s’offrir une juste prudence pour soi et les autres tout en repoussant certaines limites pour progresser et avancer.
La colère est le système d’alarme qui nous renseigne sur des manques dans la catégorie des besoins sociaux. En tant qu’humain, que l’on soit plus ou moins solitaires, nous n’en sommes pas moins des êtres sociaux et nous nous construisons dans la relation aux autres. Ainsi, avons-nous besoin de nous sentir appartenir à certains groupes : famille, couple, cercles d’amis, équipe de sport, associations, entreprise, société… tout en nous sentant reconnus et acceptés dans nos différences et singularités. Notre égo se construit en grande partie dans le regard que porte les autres sur nous et, par conséquent, dans le regard que nous apprenons à porter sur nous-même. Si nous nous sentons rejeté, jugé, non pris en compte, l’émotion première qui va apparaître est la colère : contre les autres et parfois contre nous-même. Celle-ci nous dit : « donne-toi ta place », « fais-valoir tes droits », « prends soin de toi », « aime-toi »… Si nous savons écouter les messages de la colère, nous saurons mieux nous tourner vers les personnes qui nous renvoient une image positive de nous-même, abandonner les recherches de reconnaissance inutiles vers des personnes qui n’en sont pas capables ou qui ne le veulent pas. Nous apprendrons à nous regarder avec indulgence, en acceptant nos parts d’ombres comme nos parts de lumière. Nous reconnaitrons nos qualités et nos forces tout en accueillant nos manques et nos faiblesses. Ecouter la colère, c’est se donner la chance de nous ouvrir à nos singularités et de les assumer à nos yeux et face aux autres.
La tristesse est l’émotion qui nous alerte lorsque le sens que nous souhaitons donner à nos actions et notre vie se vide progressivement. Elle nous dit que nous devrions, pour maintenir notre équilibre, œuvrer à nous rapprocher de nos envies, de nos valeurs, de ce qui est important pour nous. Elle nous invite à une réflexion sur les orientations que nous souhaitons donner à nos existences et à la mise en action au quotidien de suffisamment d’expériences nourrissantes et en adéquation avec nos orientations profondes. Bien sûr, nous pouvons parfois faire des choses qui vont à l’encontre de nos aspirations. Cependant, si cela devient trop fréquent ou ne s’équilibre pas par le moyen d’activités enrichissantes, la tristesse pointera son nez et nous alertera afin que nous mettions en place ce qui est nécessaire pour y remédier. Par exemple, Jeanne n’est pas épanouie dans sont poste actuelle mais se sent comblée dans sa vie personnelle. Aussi, la tristesse n’est que passagère et peu intense car l’équilibre global est maintenu. En revanche, Janis vit en même temps un divorce et une transition professionnelle dont il ne voit pas l’intérêt. Il se sent alors très déprimé, ce qui est le signe d’un éloignement fort de ses besoins. Les aspects cognitifs vont également jouer dans la manifestation de la tristesse. En effet, certaines personnes se sentent plus facilement épanouies que d’autres car leurs besoins se présentent comme plus accessibles et il leur faut assez peu de choses pour s’équilibrer.
La proposition de classification émotionnelle proposée ci-dessus nous permet de mieux comprendre la complexité des mécanismes de régulation en jeu. Cependant, chaque situation rencontrée par des individus singuliers est bien plus complexe que cette présentation. Comme on dit, la carte n’est pas le territoire. Imaginons Paul qui travaillait depuis trente ans dans une manufacture de faïence à côté de son village. Celle-ci vient de fermer et il perd son emploi à 58 ans. Il va ressentir de nombreuses émotions dont l’intensité va varier en fonction de multiples facteurs internes (cognition, état de santé, capacités de résilience…) et d’autant de facteurs externes (entourage, vie personnelle, situation financière…). La peur pourra se manifester car il se sentira en insécurité pécuniaire. Mais aussi la colère du fait du sentiment d’exclusion qu’il vivra comme injuste. Et également la tristesse car il aimait son travail et certains de ses collègues. Pour autant, il pourra aussi ressentir de la joie par moment. Chacune de ses émotions jouera son rôle dans le processus de régulation que Paul va devoir mettre en œuvre. Les entendre et les comprendre l’aidera à avancer dans cette période difficile et douloureuse.
Je n’évoque dans cet article que les trois émotions fondamentales qui participent à réguler nos besoins : peur, colère et tristesse. Certaines classifications répertorient d’autres émotions que je n’aborde pas ici. Juste un petit mot sur la joie : il semble que cette émotion participe par son effet plaisir à notre équilibre global. Si nous vivons des événements difficiles et que nous avons la possibilité d’en rire, alors sommes-nous mieux protégés en les affrontant. L’expression « Jean qui rit, Jean qui pleure », proposée par Voltaire, décrit comment un état de tristesse fort est parfois associé à un état de joie qui peut paraître inadapté et qui, pourtant, est bien l’expression de mécanismes de régulation.
Lorsque nous abordons les émotions sous l’angle de messages d’alerte visant à déclencher des comportements de régulation de nos besoins, nous comprenons vite en quoi le contrôle émotionnel peut s’avérer être un leurre, voire une aberration. Imaginons que lorsque nous subissons les attaques d’un virus, nous empêchions les anticorps de faire leur travail. Nous serions en grand danger. De la même manière, ne pas écouter nos émotions, les « mettre sous le tapis » s’avère un piège important et ralentit fortement nos possibilités de retrouver un équilibre. Cela peut parfois conduire à des extrémités dangereuses.
Il en va ainsi des emballements émotionnels. Ils se mettent en place lorsque l’alarme n’est pas entendue et que nous continuons à faire la même chose sans nourrir suffisamment nos besoins. L’alerte va alors se manifester de plus en plus fortement. L’émotion est rapidement vue comme étant le problème car elle devient envahissante. Et c’est souvent à cette phase que nous cherchons à la contrôler. Plus nous le faisons, moins nous comblons les manques et davantage elle se manifeste.
C’est par cette voie que, concernant la colère et les besoins sociaux, certaines personnes finissent par « péter un câble », avec un effet cocotte-minute dû à l’accumulation de frustrations relationnelles. L’état extrême qui en résulte peut aboutir à des décompensations dramatiques pour peu qu’il y ait des facteurs aggravants internes ou externes. Les faits divers nous relatent de plus en plus régulièrement des évènements de ce type. D’autant que le contexte sociétal actuel (politique, économique, climatique, sécuritaire…) devient de plus en plus anxiogène. Il fait pleinement parti des facteurs externes qui augmentent les probabilités de passages à l’acte. Sans aboutir à des conséquences aussi extrêmes, les emballements de colère peuvent rendre la vie des personnes qui les subissent, comme de leur entourage, assez insupportable.
Concernant la tristesse, l’emballement se traduit par des états de déprime ou de dépression plus ou moins long et invalidants. Encore une fois, l’alerte n’a pas été entendue. Les besoins n’ont pas été suffisamment satisfaits et l’émotion a pris le dessus pour se transformer en problème. A l’extrême, cela peut également aboutir à des décompensations comme des désocialisations, une apathie forte ou des tentatives de suicide. Moins fortement, l’impact peut entraîner des difficultés à assumer le quotidien dans son ensemble.
Le mécanisme d’emballement de la peur fonctionne assez différemment. En effet, deux éléments se partagent la construction de cette ascension particulière : la cognition et l’évitement. Face à une situation donnée, on peut avoir des représentations variées. Par exemple, un collaborateur d’une équipe marketing peut se voir comme incapable de défendre ses idées. Ceci va entraîner la peur de les partager. Il va alors botter en touche et restera silencieux à l’occasion de réunions. Mais la peur se nourrit de l’évitement et chaque occasion de ne pas s’exprimer va créer un renforcement de celle-ci jusqu’à aboutir parfois à des paralysies, voire des phobies. Lorsqu’on analyse de près l’historique de la construction d’une phobie, on aboutit généralement à un évènement déclencheur suivit de très nombreux évitements. Le travail de réduction des peurs, de la plus légère à la plus forte, consistera donc généralement à assouplir les représentations variées (éléments cognitifs), qui participent à entretenir la peur, tout en agissant sur la possibilité d’affrontements progressifs des situations anxiogènes. Les approches systémiques et particulièrement les stratégies paradoxales sont un moyen efficace « d’éviter l’évitement » et d’aboutir rapidement à une réduction des peurs de manière écologique.
Lorsqu’on se retrouve face à des émotions envahissantes et invalidantes, il est important, dans un premier temps, d’être indulgent avec soi-même. En effet, la culpabilité et l’autodénigrement vont rapidement envenimer la situation. Il est également fort dommageable de ne tenir compte que de la personne dans le diagnostic. En effet, certains contextes, qu’ils soient personnels, professionnels ou sociétaux, favorisent grandement les ascensions émotionnelles. Demander dans ce cas aux personnes concernées de gérer l’ensemble du problème sera contre-productif. Par exemple, une entreprise qui demande à un collaborateur de mieux gérer son stress et qui propose un environnement particulièrement stressant va aboutir à l’opposé des attendus. En effet, l’incapacité devant laquelle va se trouver le collaborateur déclenchera encore plus de stress. Il sera donc nécessaire de faire évoluer l’environnement. Une fois celui-ci assaini, si le collaborateur ressent encore trop de stress, on pourra lui proposer un accompagnement. Pour rappel, le stress est un mécanisme d’adaptation et de régulations composé à la fois d’émotions variées (peur, colère, tristesse) et de composantes physiologiques. Comme pour une émotion, un bon dosage permet de s’adapter et un emballement entraîne de nombreux dommages internes et externes et peut aboutir à des burn-out plus ou moins forts ainsi qu’à des actes de violence.
Prenons un autre exemple : un mari dit fréquemment à son épouse qu’elle ne devrait pas avoir autant peur de ne pas être à la hauteur dans ses relations sociales. Cependant, lorsqu’ils sont avec des amis, il tend à la rabaisser régulièrement. Il serait donc souhaitable qu’il modifie son comportement dans une premier temps. Encore faudra-t-il qu’il en prenne conscience et en ait la volonté…
Nos émotions sont ainsi nos alliées et participent grandement au maintient de nos équilibres. Les écouter, comprendre les messages qu’elles nous adressent sera un premier pas pour mieux gérer nos besoins et, par conséquent, baisser leur intensité. Nous éviterons ainsi les emballements nocifs. Il convient cependant, au-delà du travail sur soi, de vérifier si l’environnement est bien favorable à cheminer vers nos équilibres. Dans le cas contraire, nous devrons faire le tri entre ce que nous pouvons faire évoluer ou pas. Ce qui ne peut évoluer est-il acceptable pour nous ? Peut-on construire nos équilibres avec ces irritants ? Peut-on les rendre moins irritants ? Dans le cas contraire, peut-on s’en éloigner ? Une alternance de travail sur soi et sur l’environnement sera souvent nécessaire pour trouver la voie de la résilience émotionnelle, par le moyen de la régulation de nos besoins. Et il est surtout souhaitable de ne pas attendre les emballements pour débuter ce chemin. De même qu’une maison sécurisée évite l’incendie et l’intervention des pompiers, un individu qui reconnait ses besoins saura se préserver de forts dommages émotionnels.
Si vous, vos proches ou vos collaborateurs vous sentez en difficulté avec des émotions, si vous accompagnez des personnes sur ces points et souhaitez enrichir vos pratiques ou si simplement vous souhaitez mieux connaître le sujet, vous pouvez nous contacter et nous vous conseillerons sur une démarche adaptée et sur mesure. N’hésitez pas également à partager vos commentaires et expériences.