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Les servitudes modernes

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Par Frédéric Demarquet – De tous temps, l’homme a excellé dans l’art d’asservir l’homme. Et la servitude ne peut se construire a minima qu’à deux. Pour asservir, il est nécessaire d’obtenir une forme de consentement. Ainsi, Etienne de la Boétie écrivait-il dans son « Discours de la servitude volontaire » :

« … Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre ou de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque-chose, mais de ne rien lui donner… »

Ainsi, la privation de liberté viendrait-elle d’un choix plus ou moins conscient des uns et des autres de se soumettre à une quelconque domination. Comment expliquer cette orientation humaine à se soumettre à la domination de certains et à préférer l’aliénation à la liberté ? De la Boétie met prioritairement en avant la force de l’habitude transgénérationnelle : « …la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent cerfs et qu’ils ont été élevés comme tel… Une autre explication serait la voie d’une certaine facilité. Il est en effet souvent plus simple de laisser faire, plutôt que de s’opposer. On pourrait bien sûr aussi mettre en avant la peur des représailles et de leurs conséquences.

Dans le monde contemporain, les êtres humains souffrent de nombreuses servitudes. Et celles-ci peuvent prendre des formes très variées. Les tyrans ne sont plus forcément, de manière aussi directe en tout cas, des hommes dominants, bien qu’il en existe encore de nombreux de par le monde, et peuvent aussi se matérialiser sous la forme de biens de consommation, de nouvelles technologies, de procédures ou de règles nouvelles par exemple. Ceux-ci s’avèrent être tout aussi redoutable tant leur manière d’agir sont insidieuses. A n’en point douter, il est bien des humains qui tirent les ficèles plus ou moins dans l’ombre et les techniques manipulatoires pour enrôler les masses sont bien rôdées et ont fait leurs preuves depuis longtemps.

Tout ceci n’aurait après tout pas tant d’importance que ça si ce n’est que nous autres, coachs ou thérapeutes, recevons dans nos cabinets de consultations de plus en plus de clients qui sont aux prises avec des servitudes nouvelles, tant dans le domaine professionnel que personnel, et qui en souffrent fortement.

Pour mieux étayer notre propos, prenons l’exemple de Kelvin, jeune homme de 29 ans, qui consulte car il se sent seul et n’arrive pas à rencontrer de compagne. Plutôt timide, Kelvin, en dehors de ses heures de travail – il est manutentionnaire – passe le plus clair de son temps dans son studio avec son téléphone. Il est abonné à plusieurs sites de rencontre et chat avec de nombreuses jeunes femmes en France et à l’étranger. Il m’explique que bien que ce fut difficile au début, il se sent aujourd’hui à l’aise avec ce mode de communication. En revanche, cela n’aboutit jamais à une vraie rencontre. Aussi, se sent-il de plus en plus seul.

Cet exemple me fait penser également à Justine, une jeune femme sensiblement du même âge qui s’est aussi inscrite sur un site de rencontre. Elle multiplie les aventures d’un soir et ne donne jamais suite car elle pense toujours pouvoir trouver mieux dans la foultitude de messages quelle reçoit chaque jour.

Le tronc commun à ces deux exemples : la servitude qui entretient le problème de chacun. En effet, Kelvin comme Justine sont devenus dépendants de leur téléphone et des applications et ceci les empêche de faire la rencontre attendue. Les nouvelles technologies et les applications en tout genre se sont invitées dans nos vies et ont parfois pris une telle place qu’elles ne laissent plus de possibilité pour aller vers l’essentiel. Et on finit par croire que l’on ne peut plus s’en passer. Kelvin est persuadé que sans son téléphone, il ne peut rencontrer quelqu’un du fait de sa timidité. Et il ne voit pas que son téléphone participe à entretenir celle-ci par l’évitement qu’il lui offre à affronter une rencontre réelle. Justine pense que son téléphone va lui proposer mieux et elle ne laisse plus aucune chance à ses partenaires et de fait à elle-même.

Et comme avec les tyrans cités par de La Boétie, Kelvin et Justine, inconsciemment bien sûr, ont consenti à s’asservir plus que de raison aux nouvelles technologies qui, sous couvert de les aider, finissent par les maltraiter. Le remède devient le mal. Mais pour que les nouvelles technologies prennent ce pouvoir, il convient de l’accepter. Or, il reste possible de dire non, bien que ce ne soit pas si simple, surtout pour des jeunes qui ont grandi avec des téléphones entre les mains. La force de l’habitude citée par de La Boétie. Et bien sûr, il ne s’agit pas de dire non aux nouvelles technologies dans une vision manichéenne du tout ou rien, mais de savoir mettre ses propres limites dans la conscience de ce qui est bon et moins bon pour soi. Et le dosage ne sera pas le même pour tout le monde. Il n’y a pas de théorie applicable à l’ensemble mais uniquement du cas par cas. Kelvin comme Justine vont devoir apprendre à mieux se connaître pour définir jusqu’où ils laissent les applications interagir dans leurs vies et à quel moment ils pourront équilibrer avec autre chose de plus intéressant pour leur épanouissement. Ils ne seront alors plus asservis car c’est bien eux qui définiront les règles.

La société moderne offre de nombreux exemples d’asservissement volontaire. Ainsi, ne pouvons-nous plus nous passer de nombreux biens de consommations qui, non seulement ne nous sont pas indispensables, mais sont en fait des ennemis terribles qui nous maltraitent par leurs exigences à s’installer dans nos vies. Il était fort éloquent de constater, à l’occasion du triste épisode de la covid, à quel point le fait de ne pas voyager pesait de manière insupportable sur l’équilibre de certaines personnes. Pourtant, quelques décennies en arrière, nous voyagions très peu et cela ne posait pas de problème. Quel est donc cette tyrannie du voyage qui s’est installée dans la vie des uns et des autres au point qu’une année sans prendre l’avion vers une destination ensoleillée entraîne un mal-être important ? On voit là se profiler l’impact très puissant du lavage de cerveau exercé par les médias au profit des grandes puissances économiques et de la surconsommation. Le nombre de besoins artificiellement injectés dans le cerveau des êtres humains a pris des proportions tellement importantes que certains passent leur vie à courir après une satiété inatteignable. Ceci entraîne de nombreuses conséquences sur les équilibres psychiques, émotionnels et comportementaux des individus et des collectifs. S’ensuivent alors de nouveaux besoins pour réguler ces dérèglements : recours à des médicaments, des stages de développement personnel, des thérapies en tout genre, des coachings et autres formations sur la gestion du mal-être et du stress. Les français semblent particulièrement fragilisés puisqu’ils sont les premiers consommateurs en Europe d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Et nous n’avons jamais vu autant d’acteurs du développement personnel au sens large fleurir que depuis deux décennies. Les formations pour devenir coach se multiplient et les protagonistes de ces nouveaux métiers sont légion aujourd’hui. Bien sûr, la servitude telle que nous l’envisageons ici n’est pas la seule raison, mais elle y participe grandement. Loin de moi l’idée de critiquer ces nouvelles activités. Ce sont des réponses parmi d’autres aux bouleversements que connaissent nos sociétés et j’en suis personnellement l’un des acteurs et défenseurs dès lors qu’ils sont exercés dans une posture éthique et déontologique réfléchies et sérieuses. Cependant, ceci interroge sur ces besoins nouveaux, qui, si l’on n’y prête pas attention, pourrait devenir une servitude qui s’ajoute à d’autres. Il deviendrait de bon ton d’avoir un coach, comme dans les années 70 il était conforme au bon gout, dans certains milieux, de consulter son psychanalyste.

Mais revenons-en aux servitudes modernes, sujet de cet article. La société de consommation doublée de l’hyper-libéralisme ambiant mènent à des dérives qui aujourd’hui paraissent quasi normales à la majorité d’entre nous. Pourtant, nombreux sont celles et ceux qui ressentent une forme de malaise qui prend racine dans ce sentiment confus d’une perte de liberté progressive. Beaucoup d’habitudes sont prises depuis maintenant longtemps. Elles se sont installées insidieusement dans nos vies et font partie du paysage. On ne voit plus la place qu’elles ont prise et le rôle qu’elles jouent dans nos équilibres. On a déjà parlé des nouvelles technologies dont nous sommes devenus totalement dépendant sur le plan professionnel comme personnel. Pour certains, c’est une quasi aliénation qui s’est installée. Nous ne pouvons plus nous passer de certains produits de consommation courante qui n’ont jamais été indispensable à la vie humaine, à la bonne santé et au bien-être. Pour se sentir heureux, il faudrait aujourd’hui posséder tellement de choses que le bonheur risque fort de s’éloigner de plus en plus. Certains me voient peut-être d’hors et déjà comme un passéiste nostalgique en lisant ces lignes. Peut-être ont-ils raison. Pourtant, je ne défends pas l’idée d’un retour en arrière qui me semble bien impossible, mais plutôt une vigilance à l’impact de ces nouvelles servitudes sur nos santés globales. A quel moment celles-ci sont-elles bonnes pour soi et à partir de quand exercent-elles l’effet inverse à celui recherché ? Et la réponse n’est pas unique. Elle sera très personnelle et dépendra de chacun.

Bien sûr, la grande distribution aidée des médias cherche à nous convaincre qu’il nous en faut toujours plus. Mais est-ce bien vrai ? De plus, la crise actuelle entraîne un pouvoir d’achat à la baisse. Aussi, beaucoup d’entre nous ne peuvent plus s’offrir certains biens. Et comme ils sont devenus dépendants, asservis, cela les rend malheureux. Ils sont en manque. Et je parle bien sûr de biens non essentiels. Car malheureusement de nombreux foyers manquent aujourd’hui du minimum vital. Aussi, comme le pouvoir d’achat baisse, la grande distribution rivalise d’idées pour séduire encore plus et nous autres, pauvres consommateurs, sommes alors tiraillés entre la raison liée à nos moyens et l’envie qui nous ronge. Ceci entraine des dilemmes, des souffrances qui nous donnent encore plus envie de consommer. Finalement, les actionnaires seraient toujours gagnant dans cette affaire : si tout va bien, on consomme et si tout vas mal on tend encore à consommer pour aller mieux. L’idéal pour eux serait qu’on aille suffisamment mal pour consommer compulsivement et assez bien sur le plan économique pour avoir les moyens de dépenser ! De là à penser que nos pouvoirs politico-économiques fassent ce qu’il faut pour arriver à ce juste équilibre/déséquilibre à leur avantage serait évidemment tout-à-fait farfelu et je me ferais taxer de paranoïaque… Une manipulation à cette échelle serait vue comme de la théorie du complot et c’est sûrement vrai car rien ne prouve de tels propos… Par contre, ce que l’on peut avancer de manière plutôt sûre, c’est que les servitudes qui nous sont proposées, et que finalement nous acceptons, fonctionnent dans les deux sens. En effet, si nous sommes souvent les esclaves de la surconsommation, les grands groupes qui tirent les ficelles sont aussi nos esclaves. Ils ne peuvent rien sans nous. Comme le disait de La Boétie, que peut un tyran sans le peuple ? Si nous disons non à l’excès qui ne nous convient plus, alors les servitudes se transforment en autre chose. Mais ce n’est pas si simple car nous avons introjecté ces fausses dépendances et c’est tout un apprentissage que d’y renoncer. Et pour commencer, il convient de le vouloir. Et il n’y a rien qui nous y oblige. Ce sont des décisions très personnelles, qui appartiennent à chacun. Quel dosage je choisis pour moi ? Dans la connaissance de moi-même et de ce qui m’est bon, comment je réorganise ma vie en diminuant les servitudes qui ne me conviennent plus ? Nous voyons de plus en plus de personnes, de familles, faire le choix d’une certaine forme de déconsommation. La motivation première est bien souvent un engagement citoyen pour l’écologie. Ces personnes sont alors fréquemment surprises des bénéfices secondaires récoltés : sentiment de liberté, reprise en main de sa vie, mieux-être… Une part des servitudes a été mise à distance. Aussi, la motivation pourrait aussi bien être son écologie personnelle qui, de surcroit, aura un impact positif sur l’écologie globale.

Les servitudes modernes peuvent prendre bien d’autres formes que les nouvelles technologies et les biens de consommation en général. Leur tronc commun est prioritairement l’insidiosité progressive avec laquelle elles s’installent dans nos vies, les déséquilibres qu’elles apportent, et la manière singulière qu’elles ont de s’auto-alimenter à la façon d’une drogue : plus je suis dépendant plus je souffre du manque et plus je deviens demandeur. Et, à la base de tout cela, il existe bel et bien une manipulation de masse : on nous fait croire qu’on a besoin de l’inutile, on nous le vend et nous devenons accros. Bien sûr, dans notre ignorance, nous avons accepté ce cercle vicieux dans lequel nous sommes piégés. Et, comme dans toute dépendance, il n’est jamais trop tard pour faire marche arrière, que ce soit pour un sevrage complet dans certains cas (je n’ai plus du tout besoin de cette crème hydratante hors de prix !) ou pour une consommation plus raisonnée.

Parmi les autres formes de servitudes, nous pouvons citer le risque zéro auquel la majorité adhère aujourd’hui et qui nous rend bien malheureux : par essence, celui-ci n’existe pas et il nous pousse à mettre en place de plus en plus de procédures sensées nous protéger et qui, à l’opposé, peuvent nous rendre fous. Exemple : les règles sanitaires dans les restaurants qui deviennent ingérables, les ralentisseurs dans les villes qui se transforment en parcours d’obstacles plus dangereux qu’efficaces, l’hyper-stérilisation dans les hôpitaux qui ouvrit la porte à de nombreuses maladies nosocomiales, la surconsommation d’antibiotiques qui favorise l’émergence de bactéries résistantes, les risques inhérents à certaines entreprises (sécurité, qualité, environnement) qui engendrent des process intenables… On pourrait ici citer une foultitude d’autres exemples qui asservissent de plus en plus. Et encore une fois, il s’agit bien de dosage et non forcément d’éradication d’éléments qui, dans une certaine quantité, peuvent s’avérer tout-à-fait intéressants. Pour notre malheur, la vision manichéenne du tout ou rien qui est un des travers des sociétés humaines entraînent bien souvent nos décideurs à des ultrasolutions contre-productives dont nous sommes les premières victimes, et eux-mêmes par effet boomerang. Et comme l’un des autres travers humains et de poursuivre un peu plus fort dans la même voie lorsque ça ne fonctionne pas, alors des ascensions fortes teintés de subordination s’installent.

Les procédures administratives tiennent une place particulière dans l’aliénation qu’elles engendrent. Les moindres démarches deviennent un parcours du combattant. Les médecins passent leur dimanche à rattraper leur retard, les indépendants renoncent à certains marchés car la lourdeur des process d’accès sont trop chronophages. Et même pour les particuliers, des démarches autrefois simples, comme renouveler sa pièce d’identité, devient anxiogène au possible. On en voit de plus en plus qui renoncent, quitte à être dans l’illégalité. Les phobies administratives se développent de manière exponentielle. Ce terme n’existait du reste pas il y quelques années. Et ce sont bien ici d’autres servitudes, souvent incontournables pour être un « bon citoyen » et qui génère encore une fois des dilemmes très puissants : dire oui et être dans les clous mais à quel prix, ou dire non et être hors la loi. Certains s’en sortent mieux que d’autres car leurs cerveaux les portent plus naturellement à gérer ce type de difficultés ou parce qu’être un peu dissident les embarrasse moins. Mais cela reste des servitudes compliquées pour de nombreuses personnes.

Nous pourrions encore citer les procédures fort complexes des SAV, les numéros de téléphone qui disparaissent au profit  de logiciels de traitement par chat et mails, les vaccins obligatoires, les régulations de vitesse sur la route, les permis et autorisations en tout genre… l’objectif ici n’est ni de constituer une liste exhaustive, ni de se prononcer idéologiquement sur ce qui est bien ou non mais simplement de démontrer que ces nombreuses servitudes modernes ainsi que celles émergentes et à venir ont un impact fort sur nos santés psychiques, émotionnelles et physique et de fait sur nos équilibres de vie et sociétaux. Peut-être un jour des réactions ou décisions collectives seront prises pour nous libérer d’un certain nombre d’entre elles ? Quoi qu’il en soit, chacun a sa part de responsabilités individuelles, et il n’y a rien d’accusateur dans mon propos, et peut ainsi agir pour dire non à certaines de ces servitudes, dans leur ensemble ou en partie. Bien sûr, ce n’est pas simple et certaines sont beaucoup moins contournables que d’autres. Et, sans devenir hors la loi, ne sommes-nous pas parfois trop dociles, trop conciliant, acceptant l’inacceptable pour nous ? Alors, telles les grandes figures de proue de la désobéissance civile que furent Gandhi, Mandela ou Luther King, quand choisissons-nous, dans nos combats individuels et collectifs, la liberté plutôt que la servitude ? Qu’allons-nous nous autoriser pour devenir davantage maitre de nos destins ? Sommes-nous prêts pour ça ? Est-il préférable pour nous de ne rien changer et de laisser les servitudes nous aliéner ? Quelles sont les nouveaux équilibres que nous souhaitons nous offrir à nous-mêmes ? Sont-ils réalistes ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Telles sont les questions que pose cet article qui ne se veut en aucun cas prendre parti et énoncer ce qui serait bien ou non pour chacune et chacun. Nous pensons sincèrement que la liberté s’obtient par la connaissance de ce qui est bien pour soi dans la limite de ce que le contexte permet et bien sûr des lois fondamentales. Et parfois, les limites sont fictives et ce que nous croyons incontournables ne l’est pas. Et c’est l’objet même des servitudes qui sont présentées comme nécessaires par le biais de manipulations d’engagement individuels et de masse. Elles ne sont dans la majorité des cas nécessaires qu’aux asservisseurs.