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La résilience, nouvelle injonction organisationnelle paradoxale

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Par Frédéric Demarquet – Depuis toujours les organisations, tout comme n’importe quels groupes humains, véhiculent malgré elles de nombreuses injonctions dont la portée paradoxale crée l’impossibilité même de leur réalisation. L’une des plus courantes est l’injonction d’autonomie. Comment en effet acquérir celle-ci dès lors qu’elle nous est commandée ? L’autonomie par essence nécessite sa propre auto-réalisation pour devenir. Ainsi, un manager qui demande l’autonomie à ses collaborateurs risque fort la déception. Tout au plus, peut-il créer un terreau favorable pour que les membres de son équipe puissent accéder à l’autonomie par leur propre développement. Il est intéressant de noter que l’injonction d’autonomie n’était pas si fréquente il y a quelques décennies. En effet, le management très directif des années 50 n’encourageait que peu l’autonomie. Les choses avaient le mérite d’être claires. Les positions sont beaucoup plus ambigües de nos jours puisque la demande d’autonomie contient en général deux messages : sois autonome et fais ce que je te demande. Et l’on retrouve cela à tous les niveaux de la hiérarchie, jusqu’au Directeur Général qui peut entendre les mêmes injonctions émanant des instances politiques ou économiques.

Une nouvelle injonction s’est fait la part belle depuis quelques années : « soyez résilients ». Tout comme l’autonomie, la résilience ne se décrète pas mais s’acquière en général par la conjonction de nombreux facteurs : le temps, les évolutions cognitives et émotionnelles, les rencontres (entre autres avec ce que l’on nomme les agents de résilience), les apprentissages, la génétique, les hasards de la vie… et encore une fois le temps. Nous sommes donc à nouveau dans un paradoxe puisque la résilience ne peut s’acquérir sur commande. Cependant, cette nouvelle injonction se révèle être beaucoup plus pernicieuse que le paradoxe de l’autonomie.

Pour rappel, la résilience est définie comme la capacité à surmonter les chocs traumatiques. Si on s’en réfère à cette définition, il apparait donc que les collaborateurs d’une entreprise devraient surmonter sur commande les chocs que celle-ci leur fait subir. Pourtant, il semble qu’une organisation se doit, d’un point de vue légal et éthique, de protéger ses collaborateurs et donc de leur éviter les chocs traumatiques autant que possible. Il peut bien sûr exister des exceptions accidentelles. Cette injonction est devenue courante et banalisée dans nombre d’organisations, autant que la violence devenue ordinaire en leur sein. Ainsi, voit-on apparaitre des situations inacceptables émanant de directions, de managers ou de collaborateurs pour lesquels non seulement on ne pose pas d’actes de protection, mais qui sont générées en toute « normalité ». Et, cerise sur le gâteau, on demande aux victimes de ces situations de faire acte de résilience.

Au-delà de la capacité à surmonter les chocs, la résilience engendre la possibilité d’apprendre des chocs subis, de se consolider et, progressivement, de transformer les traumas en quelque-chose de bon pour soi. Ceci peut prendre de très nombreuses années pour les chocs particulièrement violents et (ou) répétés. Parfois, cette issue favorable n’est tout simplement pas possible du fait de l’absence d’un trop grand nombre de facteurs déterminants. Ainsi, peut-on voir se dessiner un nouveau paradoxe qui peut prendre la forme d’un conflit d’intérêt. Une organisation qui fait largement appel à la résilience des collaborateurs n’a-t-elle pas intérêt à laisser les chocs se dérouler puisqu’ils seront source d’apprentissages ? Après tout, ne serait-il pas dommageable pour la productivité de supprimer chocs et souffrances ? Certains penseront sûrement que je vais un peu loin et pourtant, cela ressemble à l’éducation « à la dure » qui a fait recette pendant quelques siècles, était encore très courante il n’y a pas bien longtemps et persiste dans de nombreux cas. Plein de chocs répétés qui sont sensés forger le caractère et préparer à affronter les affres de la vie. « C’est pour ton bien » disait-on. Pour le bien de qui œuvreraient donc certaines pratiques au sein d’organisations ? Ont-elles vraiment intérêt à les abolir ? La question se pose puisque l’injonction de résilience est toute fraîche et qu’elle prend par conséquent racine sur une réalité actuelle. Derrière l’emballage de la QVT, se pourrait-il qu’apparaissent parfois de nouvelles formes de pilotage moins glamours ?

Bien sûr, je pense que tout ceci n’est que très rarement une construction volontaire et consciente de la part d’organisations et d’acteurs. Tout comme les actes de harcèlement n’émanent que très peu souvent d’une volonté consciente de nuire, les micros-chocs répétés au sein d’organisations ne sont sûrement produits que très à la marge dans un but conscient de recueillir les fruits de la résilience. Je m’impose un peu comme provocateur en écrivant ce billet et pourtant, il m’apparaît que certaines organisations se dédouanent de modérer ou d’atténuer les violences ordinaires en utilisant l’injonction de résilience. C’est un peu comme commander la bienveillance tout en créant un climat propice à son contraire. Situation que malheureusement nous constatons fréquemment dans des cadres professionnels.

La résilience dans les organisations pourrait n’être qu’un nouveau mot à la mode mais je n’y crois pas vraiment. En effet, force est de constater que globalement nos sociétés sont de plus en plus violentes et la récurrence de certains actes créent la banalisation. Lorsque les dirigeants d’une société et les diverses instances qu’ils pilotent ne sont plus en mesure d’assurer la sécurité et d’éviter la multiplication de chocs traumatiques, ils ne peuvent que demander à chacun de se débrouiller avec ça et donc de faire acte de résilience, entre autres choses. Cette injonction serait alors un aveu d’impuissance. Ainsi, les citoyens qui respectent les règles doivent-il subir ceux qui les respectent de moins en moins et apprendre à se construire avec cette nouvelle donne face à l’impuissance étatique. Jusqu’où peuvent-ils porter cette responsabilité sur leurs seules épaules sans que la résilience elle-même les pousse à développer de nouvelles violences ? Les décompensations agressives ordinaires deviendraient-elles alors parfois une nouvelle forme de résilience ? Celle-ci peut en effet créer de nombreux mécanismes de protection comme la violence face à l’impuissance.

Les organisations ne sont-elles pas tout compte fait le reflet d’une société qui se cherche en cette période de transition et de transformations majeures ? Ne cherchent-elles pas désespérément à s’adapter aux pressions grandissantes ? L’injonction de résilience serait alors une forme adaptative adoptée par les dirigeants qui demandent d’accomplir ce qu’ils ne sont plus en mesure de produire. Verra-t-on naître alors une inversion des pouvoirs organisationnels et sociétaux si une majorité transforme l’injonction de résilience en un acte résilient plus personnel qui inclut la rébellion et la violence ? A trop demander, on pourrait finir par obtenir plus que souhaité…